Par Guillaume Banniard
1. Carol (Todd Haynes, 2016)
Relation amoureuse que la morale, la société et même la loi réprouvent dans les années 1950, Carol ne raconte rien d’autre que l’instant suspendu où deux regards se croisent, disparaissent et, avec un peu d’audace, mènent à une rencontre. Et tout le reste du film, en deux heures d’éblouissement perpétuel, de préserver vaille que vaille cet instant ravi au reste du monde.
Cate Blanchett et Rooney Mara y sont d’une justesse au-delà des mots, au-delà des gestes que le réalisateur Tood Haynes capte pourtant avec un art consommé de la chorégraphie. D’une gamme de couleurs à l’autre, d’une foule indifférente au regard lâche d’un mari éperdument jaloux, Carol est si intense, si hallucinant de maîtrise qu’il se contemple plus qu’il ne se regarde, bercé par une direction artistique ensorcelante.
« Je sais pas, il manque un truc », est la remarque négative la plus courante chez ceux et celles que le film n’a pas emporté. Oui, il manque sans doute une chose à Carol : du temps. Assez pour devenir le classique qu’il est déjà. Jamais on avait vu, depuis Sur la Route de Madison, une main délicatement posée sur une épaule susciter un tel torrent d’émotions.
Lien vers l’analyse complète du film (en page 11)

2. The Duke of Burgundy (Peter Strickland, 2015)
Contrairement aux héroïnes de Carol, celles du film de Peter Strickland ne vivent pas en société. Isolées dans une maison de campagne, elles n’ont pas à se soustraire au regard des autres et peuvent donc, en permanence, être elles-mêmes.
Sûr de lui, The Duke of Burgundy atomise un par un les clichés qui menacent toute oeuvre traitant de sado-masochisme. Sidse Babett Knudsen et Chiara D’Anna, toutes deux fabuleuses, créent un sentiment de complicité unique avec le public. Assister à leur quotidien, en souriant avec elles et jamais à leurs dépens, est la moindre des qualités de The Duke of Burgundy.
Le nom du film est d’ailleurs celui d’un papillon qu’étudie l’une des deux femmes, lépidoptériste de son état. Merveille visuelle, poème sonore et renversant film d’actrices, beau comme du Jean Renoir mais libre comme du Jess Franco, il est l’une des seules oeuvres au monde capable de vous tirer une larme en montrant l’incertitude sexuelle, et non pas sentimentale, de sa protagoniste.
Tout comme Twilight avait éclipsé la sortie du superbe Morse, celle de 50 nuances de Grey a un peu plus mis dans l’ombre l’existence de ce joyau spectral. Une forme de solitude forcée qui le rend, sujet oblige, encore plus attachant.
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3. Mademoiselle (Park Chan-wook, 2016)
Un voleur et sa complice, bientôt déguisée en servante, vont tenter de séduire et dépouiller une bourgeoise en pleine occupation japonaise.
Habitué de la Croisette, le sud-coréen Park Chan-wook revenait y faire un tour avec Mademoiselle. Les premiers échos de la rédaction avaient refroidi l’auteur de ces lignes. « C’est chiant », « C’est long », « C’est encore un mec qui étale bêtement ses fantasmes »… Vraiment ?
Oeuvre poupées russes dont chacun des trois actes rebat les cartes, film de casse qui mue peu à peu à en histoire d’amour interdite et, accessoirement, pure merveille de cinéma fétichiste (une dent, un pied nu et un ouvrage vétuste y sont traités avec le même érotisme dévorant), Mademoiselle révèle une scène après l’autre l’emprise masculine et féminine des personnages les uns sur les autres, jusqu’à atteindre des sommets de manipulation narrative.
Durant près de deux heures trente, Mademoiselle est constamment proche de ses héroïnes. Qu’elles soient actrices ou spectatrices de l’intrigue, frustrées ou épanouies, le cinéaste n’a d’oreilles que pour le coeur battant des deux fugitives, et les dévore des yeux sans inhibitions.
Lien vers l’analyse complète du film (en page 47)

4. Buffy contre les vampires – série TV (Joss Whedon, 1997-2003)
Si l’homosexualité n’est pas au coeur de Buffy contre les vampires, ce thème donne lieu à l’arc narratif le plus émouvant de la série.
Personnage timide brillamment incarné par Allison Hannigan, la sorcière Willow ne montre, dans les premières saisons, aucun signe extérieur de sa future évolution. Adolescente tour à tour joviale, déçue et dans le doute, elle ne porte pas son homosexualité future comme un étendard. Cette pudeur dans l’écriture donne au personnage la plus précieuse des qualités : le naturel.
Au beau milieu des vampires, des monstres, des menaces d’Apocalypse et des bastons dans les cimetières, Joss Whedon et ses collaborateurs ont su créer un microcosme crédible dont Willow est le coeur battant. Aucune révélation soudaine ou épiphanie sexuelle dans le parcours de l’adolescente, mais un récit qui prend tout son temps pour illustrer ce long chemin vers soi-même.
Côté interprétation comme représentation – dans le rôle de Tara, grand amour de Willow, Amber Benson fait elle aussi des merveilles -, Buffy mérite son statut de pierre angulaire des récits lesbiens à l’écran, d’autant plus précieux qu’il s’adresse directement au public qu’il illustre : des êtres humains en construction.
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5. The Last of Us : Left Behind – jeu vidéo (Neil Druckmann, 2013)
Superbe DLC de The Last of Us, Left Behind s’attarde sur le passé de la jeune Ellie et la dernière journée passée avec sa meilleure amie, Riley. Paradoxe magnifique, c’est durant ce dernier jour passé ensemble qu’aura lieu leur premier baiser.
Alternant action et émotion, Left Behind se concentre sur un sentiment de nostalgie qui prend le public à la gorge avec une facilité de tous les instants. Explorant les ruines d’un centre commercial, les deux adolescentes y ressuscitent un antique photomaton et un manège vétuste, avant que ces deux appareils ne rendent l’âme une bonne fois pour toutes. Les jeunes filles plaisantent, se charrient volontiers, puis expriment une inquiétude rampante quant au contexte post-apocalyptique où elles grandissent.
Brutal dans sa violence, délicat dans ses enjeux humains, Left Behind atteint son zénith lorsque Ellie et Riley, au terme de leur escapade, se regardent droit dans les yeux et s’embrassent, perchées sur le comptoir d’un magasin à l’abandon.
« Je suis désolée », s’excuse Ellie pour ce baiser volé.
« Désolée pour quoi, au juste ? » lui répond Riley, souriante.
Non content d’offrir une respiration bienvenue à Ellie, Left Behind donne au public une ultime clé émotionnelle pour appréhender le personnage et refaire tout The Last of Us avec un oeil neuf. Ou comment un simple épisode bonus devient une façon de lire entre les lignes, sensibilité qui sera préservée dans The Last of Us Part II.

6. Bound (The Wachowskis – 1996)
Suite au succès de Sense8 sur Netflix, travail le plus militant de Lily et Lana Wachowski, la filmographie entière des deux artistes semble être reconsidérée par le seul prisme de la théorie du genre. Légitime d’un point de vue intellectuel, l’approche est réductrice d’un point de vue artistique tant elle laisse penser que les Wachowski ont passé leur existence hollywodienne à abattre des barrières idéologiques. Or, ces barrières, elles les ont plus sûrement ignorées.
Leur premier long-métrage, Bound, en est une preuve éclatante. Le résultat n’est ni meilleur ni moins bon aujourd’hui qu’il ne l’était à la fin des années 1990, pour la simple raison que cet excellent petit film noir situé dans un immeuble de Los Angeles n’était pas politisé. Bound débute par un coup de foudre entre voisines, Violet et Corky, lorsqu’elles se croisent dans un ascenseur. L’attirance est immédiate, les regards sans équivoque et l’interprétation des comédiennes, Gina Gershon et Jennifer Tilly, au diapason.
Articulé autour d’un magot dont les deux femmes vont chercher à s’emparer, Bound est au départ un galop d’essai pour les Wachowski avant que la Warner ne leur accorde le budget nécessaire à la réalisation de Matrix. Démonstration de virtuosité, Bound tire son énergie narrative de l’attirance entre ses deux héroïnes, au point d’en faire le moteur de leurs motivations, audaces et échecs. Un couple lesbien inoubliable, d’autant plus marquant dans sa lutte pour exister au sein d’un univers criminel.

7. Créatures Célestes (Peter Jackson, 1995)
Amitié fusionnelle ou authentique histoire d’amour ? A cette question, la scénariste Fran Walsh ne répond pas vraiment, ni son époux et collaborateur Peter Jackson. En filmant l’histoire vraie de Juliet et Pauline, deux adolescentes au coeur d’un fait divers atroce dans la Nouvelle-Zélande des années 1950, le duo ne s’est pas fait que des amis. Lorsque Walsh et Jackson se mirent en tête d’interroger d’anciens proches des jeunes filles, l’hostilité des interlocuteurs fut manifeste, en particulier celle du directeur de la Christchurch Girls School – « Vous feriez mieux de faire un film sur des élèves dont nous sommes fiers ».
Classer Créatures Célestes en romance lesbienne, c’est sans doute juger un peu vite le chaste baiser échangé entre ses deux protagonistes (incroyables Kate Winslet et Mélanie Lynksey), dont l’affection mutuelle dépasse en intensité bien des histoires d’amour, toutes orientations confondues. Mais Créatures Célestes ayant ouvert cette porte, rien n’empêche le public de la franchir et de vivre la projection, dans son intégralité, comme une bouleversante histoire d’amour homosexuelle que la société des années 1950 aurait à coup sûr cherché à étouffer.
Coupables d’un crime que Peter Jackson filme avec une emphase glaçante, il exacerbe l’horreur de leur geste en même temps que leurs liens affectifs. Exemple rare de teen movie dont les héroïnes sont liées par un monde imaginaire qu’elles façonnent, Créatures Célestes touche à une proximité rare, formant avec le recul l’une des plus passionnelles histoires d’amour au féminin jamais recensées.
Lien vers l’analyse complète du film (en page 12)

8. Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma, 2019)
Seule oeuvre de cette sélection sortie après 2017, donc aussi la seule conçue après le mouvement #metoo, Portrait de la jeune fille feu est, incidemment, un film d’époque. Récit coupé du monde, il aurait tout aussi bien pu être éclairé par David Lean, s’il avait vécu au XXIe siècle.
Sur le plan esthétique, Céline Sciamma retrouve en effet la splendeur de La Fille de Ryan, sans s’encombrer du même contexte politique. En contant l’histoire de Marianne, artiste tenue de se rendre sur une île bretonne pour peindre le portrait d’Héloïse, fille de comtesse, la réalisatrice cherche et trouve une intimité absolue à l’écran, précisément celle dont rêvent à longueur de soupirs les héroïnes citadines de Carol, cité plus haut.
Coupées du monde, Marianne et Héloïse, malgré le danger encouru à cause de leur attirance, se créent un espace secret où aucun regard extérieur ne vient abîmer leur passion. Définition même d’un cinéma impressionniste, Portrait de la jeune fille en feu donne la sensation que ses deux amantes sont en contact physique permanent, alors même que l’artiste et son modèle passent le plus clair de leur temps à s’observer. Noémie Melrant et Adèle Haenel, à fleur de peau, y sont pour beaucoup.
Monument de tension sexuelle et de romantisme, Portrait de la jeune fille en feu vise nettement plus haut que la case où on a voulu l’enfermer par confort idéologique, soit « un film par, pour et sur des femmes ». Féminin par essence, beau comme un murmure, le quatrième long-métrage de Céline Sciamma exprime des sentiments si profonds qu’ils touchent à l’universel, dans la lignée de La Leçon de Piano de Jane Campion.

9. La Vie d’Adèle (Abdellatif Kéchiche, 2013)
Pour qui a vécu la sortie de La Vie d’Adèle en 2013, quelques mois après la Palme d’Or remise par Steven Spielberg, difficile d’oublier les débats qui ont accompagné les premières séances quant à la représentation de la sexualité de son couple vedette, incarné par Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux.
Trois ans avant Mademoiselle de Park Chan-wook, ce film-ci faisait déjà les frais d’un procès d’intention carabiné, avec pour chef d’accusation principal les « fantasmes masculins sur l’homosexualité féminine ». C’est oublier un peu vite qu’Abdellatif Kéchiche a toujours eu le même regard de cinéaste, la même approche brute de ses sujets.
Qu’il filme une répétition de Marivaux dans L’Esquive ou la préparation du couscous dans le génial La Graine et le mulet, les scènes durent, encore et encore, jusqu’à épuisement. En conséquence, difficile de voir dans La Vie d’Adèle une entreprise douteuse, tant le film est en accord avec ses principes filmiques habituels, et donc très franc dans ce qu’il veut montrer.
Pour qui y est réceptif, la méthode Kéchiche est ici bouleversante au dernier degré. Solitude, première fois, doutes, invectives, rencontre inattendue, nouvelle première fois, amour fou, épanouissement, nouveaux doutes, regrets… Puissant, La Vie d’Adèle n’a peur de rien, car il aborde tout. Si ses personnages jouissent, ils le font sans discrétion. S’ils mangent, ils s’en mettent plein la bouche. Et quand ils pleurent, c’est en pleine rue, la morve au nez, avec la même implication physique.
Avec dix ans de recul, La Vie d’Adèle est un miroir idéal de Portrait de la jeune fille en feu. Pudeur et délicatesse impressionniste d’un côté, crudité frontale et fluides corporels de l’autre. Film fleuve de trois heures, La Vie d’Adèle se termine, comme La Graine et le Mulet, sur la silhouette d’un personnage seul dans la rue, loin de la fête et de la foule déchaînée.

10. Memento Mori (Min Kyu-Dong et Kim Tae-Yong, 1999)
Film peu vu à sa sortie, Memento Mori est arrivé trop tôt au sein de la Nouvelle vague sud coréenne. Daté de 1999, il sort dans les salles françaises en 2002, deux ans avant que Old Boy et Memories of Murder ne pavent la voie de cette cinématographie au pays de Jean Renoir. Malgré sa nationalité bien distincte, Memento Mori a malheureusement été assimilé, par réflexe, à un avatar du japonais Ring, dont le succès colossal dominait alors le paysage du cinéma de genre asiatique.
L’amalgame est doublement injuste car, film de personnages avant tout, Memento Mori trace une route singulière. Inscrite dans un lycée pour jeunes filles, Min-Ah trouve le journal intime de deux étudiantes dont elle comprend qu’elles entretiennent une relation homosexuelle. Lorsqu’une des amantes se suicide, Min-Ah commence à avoir des hallucinations liées à la mort de cette camarade.
Rien à voir avec Ring, donc, si ce n’est la présence spectrale d’une jeune fille certes moins menaçante que Sadako. Plutôt mal vendu à sa sortie malgré une superbe affiche, ce film sur l’adolescence gagne à être redécouvert, ne serait-ce que pour le soin apporté à sa photographie et la qualité de son interprétation. Original et intrigant, le long-métrage a failli faire partie de notre essai vidéo sur les teen movies.
Mais si l’on a choisi de terminer ce classement avec Memento Mori, c’est surtout pour une scène, absolument merveilleuse : l’une des jeunes filles entre avec fracas dans la salle de classe et pose ses lèvres sur celles de sa bien-aimée, avec une passion et une fougue en forme de majeur bien tendu à leurs camarades scandalisées. L’air de rien, on tient ici l’un des plus beaux baisers du cinéma sud-coréen et, aussi, du cinéma lesbien.
