« J’ai rencontré James Cameron pour la première fois en 1972, alors que nous étions encore tous les deux étudiants à l’université […] il était inscrit en sciences physiques et en psychologie, et suivait des cours sur les origines du mythe. […] Jim, dont le père était ingénieur et la mère artiste, décomposait du regard le monde environnant pour en examiner les éléments constitutifs et les recombiner afin d’en tirer une fiction hyperréaliste. » -Randall Frakes [1]

No Time Like Dawn
Sempiternelle « faiblesse du scénario » : comme une impression de déjà-vu à treize ans d’intervalle, des sentences aussi réductrices que « dix ans pour ça », « c’est du Disney » ou « le mec a une idée et il en fait un film de huit heures avec toute sa technologie » s’échappent de la foule au sortir de diverses séances. Parce qu’il efface toute trace d’effort et vise l’évidence de l’universel, le storytelling cameronien rend aveugle a sa propre maestria. C’est sa noblesse (tendre la main à la plus large audience possible) et sa naïveté (privilégier l’émotion sur l’intellect). Aux origines du cinéma de James Cameron, il y a en outre les influences du mélodrame, du Magicien d’Oz (Victor Fleming – 1939), des monstres de Ray Harryhausen et autres séries B des années 1950, avec leurs invasions martiennes et personnages en carton. Difficile, en partant de là, de plaire à tout le monde. Le client a toujours raison, et l’offre en matière audiovisuelle n’a jamais été plus pléthorique : il suffit d’un clic pour changer d’univers.
Sauf que, ô surprise, Avatar : La Voie de l’Eau est un carton dans la droite lignée du premier Avatar. À toutes les séances auxquelles l’auteur de ces lignes a assisté, la salle était non seulement comble mais d’une diversité sociologique telle que seul le papa de Titanic parvient encore à la rassembler. Et à chaque fois, personne ne semble avoir jugé le spectacle si peu crédible qu’il faille le fuir, ou alors juste pour aller soulager sa vessie en quatrième vitesse – réflexe naturel quand nos prunelles barbotent à ce point !
De quoi laisser songeur : n’y aurait-il pas une forme de duplicité dans notre rapport au phénomène Avatar ? Comme si, plongé dans les ténèbres propices au lâcher-prise, le contrat film/spectateur fonctionnait à merveille. Une vraie séance d’hypnose collective, le cerveau non pas débranché mais sollicité d’une autre manière. Puis, sitôt les lumières rallumées, sommé de livrer son avis fatidique mais incapable de mettre des mots sur cette sensibilité devenue étrangère à notre quotidien, on se sentirait tenu de prendre le film et sa « simplicité » enfantine de haut, quitte à trouver le slogan qui la rendra méprisable.
Au royaume des aveugles, le borgne est roi.

Le Vieux monde se meurt
Pourtant c’est bien ça, l’expérience Avatar : un pur retour à l’enfance [2], et avec elle à une tradition littéraire et cinématographique aussi désuète que Tarzan (Edgar Rice Burroughs – 1912) ou King Kong (Merian C. Cooper & Ernest B. Schoedsack – 1933), j’ai nommé l’escapism.
Projet intellectuellement plus articulé qu’on a pu le dire, car il a pour ambition de convertir nos regards : du désenchantement du monde des adultes à l’émerveillement des toutes premières fois. Lorsque, à peine sur ses guibolles et les yeux sens dessus dessous, on courait partout à la découverte du monde, la curiosité et l’imagination pour seules boussoles. Une régression ? En un sens, oui, d’où le fait qu’on puisse lutter contre. Puisque depuis des siècles en Occident, on nous a appris à se méfier de tout ce qui déborde le sens commun, l’esprit critique du spectateur contemporain se veut gardien de la vraisemblance. Dans ce contexte, Avatar 2 est radical : James Cameron part du principe que, aveuglé par son propre génie rationnel et logicien, Homo Sapiens ne sait plus réellement voir ce qui est sous ses propres yeux, ni sentir ce qui le relie au reste du vivant. Paradoxalement, il faut recourir à une illusion high tech pour lui rappeler sa condition d’être incarné au sein d’une réalité tangible, qui était là avant lui et le sera après sa mort.
Depuis les origines de la conscience humaine, qu’est-ce qui nous rappelle notre humble place de singe savant dans l’univers ? Les mythes. Ceux-là même que James Cameron, ne croyant qu’en la rigueur scientifique et son éthique de l’observation, a étudiés de près pour en comprendre et faire sien la numinosité – l’aura du sacré, proche du sublime pour qui tombe sous son emprise.
Ne se limitant pas aux seuls écrits de Joseph Campbell – la face émergée de l’iceberg -, le cinéaste s’est familiarisé avec la pensée de Carl Gustav Jung et est allé jusqu’à engloutir le Rameau d’or (1890-1915) de James George Frazer ! Le mythe, ses archétypes et autres symboles de l’inconscient collectif constituent l’infrastructure de ses scénarii. Ce qui explique, au fond, la force de sidération de ses visions dantesques – à défaut de leur originalité. Le tout au service d’une science du récit filmique emportant tout sur son passage, parce que tout n’y obéit qu’à la logique du rêve : son dialogue perpétuel entre le symbolique et le littéral nourrit l’incarnation de ses images polysémiques. Il faut voir dans cette perspective la façon dont le climax de La Voie de l’Eau s’articule autour du très évocateur symbole de l’éclipse : la résurrection du soleil, tué à nos yeux comme par le grand Toruk, la « dernière ombre », avant de reparaître, d’un point de vue mythologique, tel un astre nouveau-né.

Que raconte James Cameron durant cet interrègne ? Si les voies d’Eywa demeurent mystérieuses, c’est que la déesse des Na’vis se manifeste toujours au sens religieux du terme. Hier dans son caisson-sarcophage, aujourd’hui au fond des eaux, Jake et désormais aussi Neytiri suffoquent, pôles féminin et masculin hermétiquement séparés. Du moins jusqu’à ce que la rétention du souffle et l’équanimité que cela suppose leur soient enseignées : par leur fils Lo’ak pour Jake, par leur fille Kiri pour Neytiri. Plongeant dans les entrailles d’un monstre technologique ayant semé l’enfer sur les eaux, Kiri prend dès lors des airs explicitement angéliques, enfant-lumière porteuse du principe vital universel.
Tandis qu’à mi-chemin de leur ascension vers la surface, Jake et son nouveau prof de yoga, Lo’ak, reçoivent le secours d’un deus ex machina aux accents animistes, le tulkun Payakan. Avec pour un toile de fond tout un réseau de motifs syncrétiques allant du mythe d’Osiris à celui de la baleine maorie Paikea [3] en passant par les pratiques de méditation venues d’Inde, James Cameron raconte ainsi comment les parents (Jake, Neytiri et même Quaritch) se voient sauvés par leur progéniture (Lo’ak, Kiri et Spider). Ce qui est une façon pour le film de déconstruire et renverser un certain ordre des choses, à l’image de ce navire se retournant in fine à la mode de Jack Sparrow.
Et pour cause, tout au long du film, les pères s’entêtent, échouent et refusent de voir leurs enfants (au sens du fameux « I see you ») et les nouvelles voies qu’ils tracent dans l’horizon des possibles. Si Jake contraint si longtemps sa famille à fuir devant le retour vengeur du colonel Quaritch, c’est par myopie. Son champ de conscience et sa capacité d’empathie se sont réduits à son seul noyau familial : ses yeux ne voient plus au-delà, donnant à son pseudo pacifisme des airs de repli illusoires. De même « ceux qui viennent du ciel », désormais clairement filmés selon les codes de l’invasion alien, ont semble-t-il trouvé la clé de l’immortalité, hubris et absurdité suprême alors qu’on nous apprend que la Terre n’est plus vivable pour l’être humain.
Dans les deux cas en somme, par hantise transhumaniste de la Mort ou par complexe du sauveur, la génération au pouvoir répète le schéma des Titans de la mythologie grecque : elle empêche la génération suivante de lui succéder et par là même interdit au cycle naturel de suivre son cours nécessaire. Effet d’écho de l’autre côté de l’écran : la frange la plus jeune du public voit son futur condamné d’avance par une élite à l’idéologie hors sol et hors d’âge. Alors que pour l’autre frange du public, longtemps bercée par les illusions de cette même idéologie, la question de l’identification se révèle autrement plus problématique.

Le Nouveau monde tarde à apparaître
Sur cette base articulant le mythologique et le politique, James Cameron et ses coscénaristes Rick Jaffa et Amanda Silver (La Planète des Singes – 2011-2017) mettent à l’épreuve la famille Sully comme on tire sur un élastique.
Force et faiblesse : les liens qui unissent chacun des membres de la petite tribu contrainte à l’exil sont étirés, instrumentalisés et finalement pétrifiés par le spectacle d’une vie arrachée à son sein (le premier-né Neteyam). Les rôles y sont distribués de façon univoque et duale : entre le fardeau (Lo’ak) et le tyran (Jake), entre ceux qui protègent (les parents) et ceux qui doivent être protégés (les enfants). De la sorte, Jake érige sa famille en ambigüe forteresse (cadrée en plongée totale comme autrefois le peuple), oubliant cette planète et cette culture dont il était tombé amoureux à travers Neytiri (alors que les Omaticayas sont évacués hors-champ).
Mais pour se protéger de quoi, au juste ? De la nouvelle menace qui arrive du dehors (la RDA qui contre-attaque) ? Ou des dissensions du dedans (Lo’ak et sa tendance à la désobéissance, en bon fils de son daron) ? C’est la vielle question de la communauté : peut-elle se renouveler tout en demeurant intègre ? Comment la protéger sans l’étouffer, la garder en paix sans la tyranniser ? Plus loin encore, c’est la question des limites de l’empathie humaine : est-on capable, à l’heure des problèmes globaux, de l’étendre au-delà de notre seule tribu et, ici, au-delà des frontières de l’espèce ?
À ces questions, James Cameron répond par un jeu d’échos avec le film de 2009. Par conditionnement militaire face à ce qui menace les siens, Jake reproduit le bon vieux schéma patriarcal hérité de Papa Dragon, alias Quaritch. Lequel, à l’inverse, montre de légers signes d’ouverture à l’altérité, rejouant à sa façon le parcours initiatique de Jake dans Avatar premier du nom. Parallèle encore appuyé par la façon dont le montage enchaîne les scènes d’apprentissage de l’un et l’autre : Quaritch avec son ikran, Jake avec son skimwing (le croco-poisson volant). Qu’est-ce à dire ? Et pourquoi toutes ses rimes visuelles ? Au risque de la redite, James Cameron utilise en fait là un de ses tropes favoris : l’effet-miroir, à l’image du briefing de Quaritch n°2 par Quaritch n°1 ou de la visite de Kiri à l’avatar de Grace, sa mère, toutes deux incarnées par la même Sigourney Weaver. Pour le cinéaste, faire une suite ne consiste pas seulement à étendre l’univers du premier film. C’est un renversement de perspectives qui interroge le statut même de suite. D’où, entre autres causes technologiques, ces treize années d’attente : avant de se lancer dans l’écriture d’Avatar 2, 3, 4 et 5, James Cameron aura tenu à décortiquer le film original et comprendre ce qui en avait fait le succès autant que les limites, quitte à flirter avec la formule.
Avatar était trop binaire ? Introduisons quelques nuances de gris entre les schtroumpfs et Gargamel. Sa narration était focalisée sur le quasi seul parcours de Jake ? La Voie de l’Eau multiplie les points de vue (Quaritch, Jake, Lo’ak, Kiri, Spider, Neytiri, Payakan) dans un récit choral se rapprochant de l’écriture sérielle. Si Avatar était une enfilade de fenêtres ouvertes sur l’univers de Pandora, La Voie de l’Eau est plus arborescent : les branches narratives y sont multiples et entretissées. Le découpage n’a plus de raison d’être calé sur la seule frontière entre les Humains et les Na’vis. Ceux-ci peuvent désormais interagir au sein d’un même espace cinématographique hybride. Car Spider est un Humain élevé parmi eux, une sorte de relecture de la petite Newt d’Aliens, le retour (1986) ; alors que Quaritch, belle ironie, s’est vu « génétiquement recombiné » en bleu.
Conséquence fâcheuse : malgré 3h12 au compteur, le temps manque pour le développement plein de tous les protagonistes, leurs arcs narratifs étant appelés à se poursuivre sur toute la saga. Conséquence plus heureuse : en multipliant les voix au chapitre, le film multiplie du même coup les sources de conflits et leur réverbération de scène en scène (d’une prise d’otages à une autre, de la peur de perdre un fils à sa mort irréparable). En bref, cette suite gagne en puissance dramaturgique et en réflexivité ce qu’elle perd en efficacité brute, à l’instar de Neytiri, la guerrière devenue mère de famille.
Longtemps réduite à la synecdoque de la flèche, le fait est qu’on ne retrouve vraiment notre farouche héroïne qu’en fin de métrage ici. Mais c’est un retour d’autant plus fascinant qu’il passe par un dédoublement du regard porté sur le personnage. D’un côté force de la Nature on ne peut plus spectaculaire, ses actions sont gracieusement chorégraphiées dans l’espace et sculptées par le superbe clair-obscur de Russell Carpenter à la direction de la photographie. De l’autre, parce que prise dans le regard effrayé de Spider – personnage pivot qu’elle rejette – Neytiri représente l’instinct maternel dans ce qu’il a de plus monstrueux, proche en cela de la reine des xénomorphes.
Comme Ellen Ripley en passant d’Alien (Ridley Scott, 1979) à Aliens, le retour et Sarah Connor du premier au deuxième Terminator (1984 et 1991), Neytiri évolue ainsi entre Avatar et sa suite. Car elle aussi, la maternité l’a changée, dégradant d’abord son statut d’icône guerrière pour mieux le réaffirmer par la suite, et avec une force décuplée par le deuil et la rage. Ambivalence qui la rapproche d’une figure majeure de la mythologie hindoue, Kali, soit la manifestation féminine et le principe actif de la puissance divine au-delà de toute notion de bien et de mal, à la fois créatrice, préservatrice et destructrice. Pour le dire avec les propres mots de James Cameron : « l’instinct maternel est la force la plus puissante dans l’univers. » [4]

Et dans ce clair-obscur surgissent les monstres
Mais avant de redécouvrir cette vérité archaïque nous rattachant irrémédiablement au règne animal, il aura fallu laisser les enfants Sully trouver leur place dans le récit, à commencer par les plus borderline de la troupe : Kiri et Lo’ak. Car c’est désormais par leur médiation, et non plus celle de Jake (en tant qu’initié) et Neytiri (en tant qu’initiatrice), qu’on nous propose de réapprendre à voir et à sentir. Nos nouveaux corps-avatars à nous, spectateurs, ce sont désormais eux. Eux qui se voient initiés à cette fameuse « voie de l’eau » par Tsireya, la fille de Tonowari et Ronal, leaders du peuple du récif. Eux aussi aux côtés desquels on plonge enfin dans l’univers sous-marin de Pandora.
Soit le franchissement d’un nouveau « seuil scopique », comme le dit Guy Astic à propos de tous ces paliers visuels à travers lesquels la mise en scène cameronienne a pour habitude de nous faire passer. Et pour le coup, depuis les anciens récits de plongeon cosmogonique qui semblent avoir inspiré les croyances des Metkayinas (cf. le dernier rite de passage de Lo’ak), jamais piquer une tête n’aura été aussi compliqué. Pourquoi ? Parce que, tournage en performance capture et en même temps passage de 24 à 48 images/seconde obligent, il aura fallu filmer chaque plongeon à trois reprises : la première pour sa phase aérienne, la deuxième pour la percée du plongeur à la surface de l’eau, et la troisième pour sa phase sous-marine [5].

James Cameron explique ce retour aux sources : « J’ai toujours rêvé de vagues, peut-être comme un élément à la Jung. […] Les mondes d’Avatar ont été imaginé en dessin pendant mon adolescence. Ensuite, en faisant de la plongée, j’ai découvert la richesse de l’imaginaire naturel sous-marin. Elle est sans fin et sans fond. » [6] À la bioluminescence de la forêt succède donc le ballet des ilus et tulkuns, dans un environnement qui renvoie autant à notre mémoire prénatale qu’à une sorte de rêve lucide. Chose que renforce encore une 3-D semblant s’ajuster à la forme convexe de nos yeux comme une paire de lentilles de contact.
Carl Gustav Jung voyait dans l’océan l’image suprême de l’inconscient collectif. Plus pragmatique, l’auteur d’Aliens of the Deep (2005) s’y est toujours projeté comme dans un espace extraterrestre à portée de caméra. Résultat : pour Kiri d’un côté, c’est l’extase mystique, la communion intuitive avec Eywa comme seule réponse au mystère de son immaculée conception. Pour Lo’ak de l’autre, c’est la rencontre avec Payakan, dans une relation rappelant celle d’Harold et Krokmou dans la saga Dragons (2010-2019). Pour le spectateur enfin, c’est comme une immersion à 360°, où le regard et l’ouïe se font quasi tactiles. Fusion symbiotique avec la mère ou impression d’unité avec le Grand Tout, les définitions psychologique ou religieuse du sentiment océanique se confondent alors.
Tabou (Friedrich W. Murnau & Robert Flaherty – 1931), Tarzan et sa compagne (Cedric Gibbons & Jack Conway – 1934), L’Étrange Créature du Lac Noir (Jack Arnold – 1954), Opération Tonnerre (Terence Young – 1965), Abyss (1989), La Ligne Rouge (Terrence Malick – 1998)… On a beau fouiller dans sa mémoire en quête des plus belles séquences aquatiques dont on ait souvenir, pas moyen de retrouver pareilles sensations. Quasiment tout est « faux » et pourtant jamais fiction sous-marine n’a fait aussi « vrai ». De l’interaction des matières à la diffusion de la lumière dans l’eau, l’effet de réel numérique devient effet de re-découverte. L’imaginaire est métabolisé.
Si en apnée, le rythme cardiaque des personnages ralentit, le nôtre aussi, le temps de quelques scènes dont le caractère enchanteur est encore renforcé par les pétillements de la bande originale signée Simon Franglen. Du moins avant qu’un banc de poisson ne se disperse et révèle, non pas un requin, mais un monstre préhistorique ! Notre système limbique, centre des émotions les moins dociles, y réagit comme à un requin, donc en position de proie. À la réflexion d’ailleurs, la différence entre l’original et l’inédit est peut-être là : entre ce qui est rafraîchissant dans un contexte donné et ce qui, a priori connu, est pourtant du jamais vu. Conformément au paradoxe cameronien voulant que plus c’est fou, plus on y croit, la traversée du miroir se fait par l’entremise de tous les signes du réel.
Or, comme le dit le mantra, la « voie de l’eau n’a ni début ni fin ». À l’instar du Dharma, l’ordre cosmique éternel de la tradition indienne [7], elle transcende toutes les frontières et dualités occidentales. Vie et Mort, lumière et obscurité, intérieur et extérieur, science et magie : tout est changeant, plurivoque et réversible en son contraire, mais rien ne se perd dans l’Absolu. Qu’on ne s’étonne pas dès lors que Kiri puisse manipuler à distance la faune et la flore aquatique. Car l’eau est cet élément premier qui révèle et relie tout : à la fois l’éther de la Grande Mère Eywa et le conducteur d’un « phénomène tangible, observable », comme le disait Grace du réseau forestier de Pandora dans le film de 2009.
Aussi l’incroyable fluidité de la grammaire cinématographique de James Cameron trouve-là son prolongement proprement métaphysique. Hormis quelques snap-zoom et plans en fish-eye, tout l’art du raccord chez James Cameron consiste en effet à se rendre parfaitement invisible, de manière à ne jamais briser la continuité de l’action enregistrée, ni la fluidité des mouvements décomposés puis recombinés par le montage. Logique dans ces conditions de voir le cinéaste s’emparer d’un outil tel que le HFR (High Frame Rate) : en réservant cette augmentation du nombre d’images défilant à la seconde (de 24 à 48, donc) aux seules scènes particulièrement mouvementées ou en rapport avec l’eau, il ne fait après tout que concentrer sur elles sa thématique du regard en quête d’une vision transcendant la simple vue.

À la recherche d’une autre genèse
La Voie de l’Eau s’ouvre de fait sur le même motif qu’Avatar (une plongée de la caméra dans la forêt pandorienne), à ceci près que notre acuité visuelle est cette fois réduite à peau de chagrin, la faute à une brume d’une densité presque impénétrable – détail tout sauf hasardeux dans une production estimée à 400 millions de patates ! Parce que le bonheur qu’ils se donnaient pour destin est remis en cause par l’apparition d’une étrange étoile dans le ciel nocturne (les vaisseaux de la RDA désormais en charge de la terraformation de Pandora), les Sully naviguent longtemps à vue dans leur propre film.
Du moins jusqu’à cette scène où, invité dans le ventre de Payakan, Lo’ak découvre un autre type de voûte céleste, le microcosme s’y faisant reflet du macrocosme pour donner un nouvel horizon au paria et sa famille de réfugiés. Après avoir fait le noir comme on cligne des yeux, James Cameron dessine sur les parois de cette caverne vivante une véritable constellation bioluminescente. Puis apparaît en lieu et place du soleil une figure abstraite. Sorte de motif ésotérique vu de loin et à plat, le relief en révèle la nature biologique : c’est un organe d’où se déroule une espèce de langue de feu, telle une main tendue. Lo’ak s’y connecte et boum ! Nouveau seuil scopique franchi : notre Pinocchio voit alors littéralement à travers l’œil intérieur du tulkun. Ainsi La Voie de l’Eau bascule-t-il dans son troisième acte, où la montée en puissance rime avec remise en cause de la dualité Homme/Nature.
Les deux éléphants au milieu de la pièce à partir de là, ce sont bien sûr King Kong et Moby Dick (Herman Melville – 1851). En rejouant à travers Payakan et son peuple deux des plus grandes tragédies écologiques de l’imaginaire mondial, James Cameron fait ce qu’il a presque toujours fait : reformuler une grande forme classique en la projetant dans le cinéma du futur, jusqu’à brouiller les catégories du primitif et de l’avant-garde. Aux yeux de Lo’ak, la rencontre du troisième type tourne vite à l’apocalypse : son père avait appris à projeter son esprit dans un corps sans âme, lui se retrouve plongé au cœur d’une scène de massacre vécue à travers les perceptions d’un être hypersensible.
Dommage que le cinéaste se contente pour traduire cela de plans subjectifs à la colorimétrie et la distorsion légèrement changées, car cette scène aurait dû être une expérience radicalement autre pour le spectateur aussi. S’en suit malgré tout un nouvel effet de dédoublement et de réverbération : au traumatisme de Payakan vient faire écho une seconde scène de massacre, celle-ci filmée du point de vue des chasseurs humains. À la révélation de Lo’ak vient également s’opposer le contre-récit en forme de tabou de Tonowari, sorte de loi du Père confinant une fois de plus à la myopie. Au motif du tsaheylu, le lien noué entre le garçon et la baleine, vient enfin répondre celui de la ponction. Ou comment un pseudo capitaine Achab s’empare de l’amrita, nouveau MacGuffin après l’unoptanium devant son nom à l’élixir d’immortalité des dieux hindous [8].


Alors quoi, œil pour œil, au propre comme au figuré ? Plaide en ce sens cette scène où, prenant modèle sur Moby Dick, Payakan arrache un bras à Scoresby en paiement de sa nageoire perdue. Pas de bras, pas d’amrita ! Mais là où le film se montre plus audacieux voire téméraire, c’est dans sa façon de nous demander de croire à ces personnages à part entière que sont les tulkuns. Cas de divorce pour le spectateur sceptique, leurs extraordinaires capacités cognitives (musique et mathématiques) nous sont jetées au visage au détour d’un dialogue, mais jamais traduites en sons et images.
Déjà le Kong de Peter Jackson (2005) était à deux doigts de prononcer des mots. Les tulkuns de James Cameron, eux, ont droit à leurs sous-titres lorsqu’ils communiquent avec leurs âmes sœurs na’vis. Comme si, dans une relecture animiste du mythe de l’androgynie, les deux espèces n’en avaient formé qu’une à l’origine. Or à première vue, on navigue là entre l’antispécisme et l’anthropomorphisme : une contradiction dans les termes, non ? Sauf à se rappeler que, traduit du sanskrit, avatāra veut dire « descente » du Divin dans le monde. Sous une forme ou une autre (poisson, tortue, sanglier, homme-lion, humain…), cette incarnation divine agit (ou incite à agir) pour rétablir l’ordre cosmique à chaque fois qu’il chancelle sous l’action de divers démons [9]. D’autre part, tel que James Cameron le cadre régulièrement et, on y revient, comme le Kong de Peter Jackson, Payakan est d’abord et avant tout un regard animé, dans tous les sens du terme.
Pour Lo’ak de fait, traverser ce miroir-là revient à se projeter dans le même tunnel de lumière qui connectait autrefois Jake à son avatar. Effet de porte des étoiles et fondu au blanc : l’ambivalence des signes (entre renaissance et near-death experience) est la même. Mais qu’y a-t-il au bout du tunnel ? Que découvre-t-on lorsqu’on se connecte enfin, nous aussi spectateur, à Eywa ? Des morts qui refluent à l’image. Un au-delà où, libérés des lois de l’incarnation dans le Temps, les corps se métamorphosent par la simple magie d’un raccord. Un personnage passé de l’autre côté de cet anti-rideau du magicien d’Oz (Grace) peut alors faire face à sa fille/réincarnation (Kiri), vraie fausse rencontre entre deux âges de la même Sigourney Weaver.
De là on comprend mieux ce qui, comme Neytiri, à la fois anime et enrage Payakan. S’il enfreint le tabou de la non-violence, c’est qu’il est hanté par une véritable armée des morts. La cicatrice fendant son œil gauche le rappelle : personnage borderline lui aussi, son regard passe régulièrement d’un côté à l’autre de la ligne de surface des eaux. Si Jake était l’être coupé en deux, voire mort-vivant, du premier Avatar, ce rôle de gardien du seuil revient ici au tulkun. Et avec lui le choix de se propulser dans les airs pour venir s’écraser sur le navire de la RDA, puis au moyen d’un câble de harpon d’inverser les rôles entre la proie et le chasseur. Ce que renverse alors Payakan en tant qu’avatar d’Eywa, c’est non pas l’ordre cosmique pandorien où violence et Mort ont leurs justes places, mais cette idée que la Nature, inerte, ne ferait que subir les actions de l’Homme.

Full vegan panzer kunst
Et si revenir l’espace de quelques heures à un imaginaire panthéiste du monde était une façon de nous regarder nous, en tant qu’espèce en crise, du point de vue de la Nature ? En la dramatisant, James Cameron ne fait après tout que traduire de façon à ce que chacun se l’approprie ce qu’est la définition d’un écosystème : à savoir un ensemble d’interrelations favorisant par leur dynamisme le développement de la Vie. Lui superposant une conscience morale et absolue, Eywa, le cinéaste obsédé par les états transitoires de la matière et de l’histoire fait par ailleurs de l’équilibre de son écosystème utopique la pierre de touche d’un néo-mythe à la Star Wars.
D’une main, il y dynamite l’idéologie du progrès comme un sale gosse enverrait son train électrique dans le décor ; de l’autre, en romantique prométhéen, il y donne vie à un rocher (cf. le réveil de Lo’ak échoué sur le dos de Payakan). Et puis au milieu, il y a Jake : héros d’Avatar et donc narrateur a priori super-fiable, il est pourtant maintenu dans sa myopie jusqu’au tout dernier plan de La Voie de l’Eau. Seulement alors ses yeux s’ouvrent enfin de nouveau à Eywa et à cette impossibilité d’être une île, en tout cas pas quand la menace est planétaire. Reflet de notre propre dualité, le cinéaste concentre ainsi sur son alter-ego toute la difficulté qu’il y a à opérer ce renversement des valeurs qu’il appelle de ses vœux.
« La crise consiste […] dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés. » [10], disait Antonio Gramsci. Or s’il est une spécificité du cinéma de Cameron qu’on survole un peu trop souvent, c’est bien ce côté bicéphale : entre hémisphère droit et gauche comme entre l’ancien et le nouveau. Ferment d’un indéniable manichéisme, ce trouble dissociatif est ici au cœur de chaque image hybride et personnage métis. Chacun des protagonistes a beau n’avoir plus qu’un seul corps tout bleu ou tout blanc, représentations humaines et na’vis en lui ne cessent de se battre dans un éternel combat de coq.
Corps tuméfiés et cellule familiale sont par conséquent à la croisée de tous les maux. Si bien que l’on quitte Lo’ak avec le sang de son frère Neteyam sur les mains, Spider avec les futures actions de son père Quaritch sur la conscience, et Neytiri avec un nouvel alien – ce même Spider – à intégrer ou non à sa tribu. Autant de questions que James Cameron choisit cependant de laisser ouvertes pour les prochains épisodes de sa saga, trop occupé à nous mettre la raclée cinématographique de ces six ou sept dernières années dans un final jouant aussi bien des muscles que de la grâce.
Le fait est que catharsis et happy ending s’y enchaînent de la façon la plus organique qui soit, comme on reprend son souffle après une interminable apnée de part et d’autre de l’écran. Car l’heure n’est plus dans ce climax ni à la contemplation ni au trouble, mais au synchronisme des affects par la stimulation de nos neurones miroirs : notre expérience de spectateur doit refléter la renaissance de la famille Sully. D’une certaine manière, tout Avatar 2 tend vers cet unique point de cristallisation – que l’on croirait du reste orchestré par le fantôme de James Horner [11]. C’est là tout l’art et l’apparente simplicité du storytelling à la James Cameron : cousu de fil blanc sur le papier, il n’en demeure pas moins redoutable pour qui se laisse emporter par son tumulte.
Autrement dit, si La Voie de l’Eau nous transporte à ce point malgré ses menus défauts, c’est parce qu’à travers les yeux de ses personnages, James Cameron se montre une fois de plus comme l’un des plus puissants directeurs de spectateur de l’histoire du cinéma. Aussi, à ceux qui se demanderaient : pourquoi Hollywood n’en fini-t-il pas de mourir depuis près d’un demi-siècle qu’on l’enterre ? La réponse est simple : parce qu’à chaque fois que plus personne n’y croit, James Cameron, c’est sa raison d’être, vient le ressusciter à grands coups de foudre sur notre palpitant.
Mathieu Faye
[1] James Cameron – Histoire de la science-fiction, éditions Mana Books, 2019
[2] « Je crois qu’Avatar a ramené les spectateurs à un état d’émerveillement typique de l’enfance, lorsqu’on est encore très connecté à la nature qui nous entoure. On perd ensuite ce sentiment en grandissant, mais on veut le retrouver à tout prix. J’appelle ça le Nature Deficit Disorder, et on en souffrent tous dans notre monde technologique… », James Cameron cité par Alexandre Poncet, Mad Movies, n°361, juin 2022
[3] La légende maorie raconte comment, suite à un complot de son frère jaloux, Kahutia-te-rangi est sauvé de la noyade par la baleine Paikea. S’appropriant son nom et la prenant comme monture, le jeune polynésien aurait alors navigué sur le Pacifique jusqu’à découvrir l’île du sud de l’actuelle Nouvelle-Zélande.
[4] James Cameron – Histoire de la science-fiction, éditions Mana Books, 2019
[5] Interview de John Landau, producteur du film, Première, n°535, décembre 2022
[6] James Cameron cité par Pierre Berthomieu, Hollywood moderne : le temps des voyants, Rouge Profond, 2011
[7] Introduction à l’hindouisme, Ralph Stehly, éditions Erick Bonnier, 2021
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Découvrir Gramsci, Florian Gulli et Jean Quétier, éditions sociales, 2020
[11] Disparu dans un tragique accident d’avion en 2015, James Horner est ici remplacé aux partitions par Simon Franglen, l’un de ses plus proches et anciens collaborateurs retrouvant dans ce climax cette capacité typiquement hornerienne à passer d’un instant à l’autre des instrumentations les plus martiales au registre le plus lyrique.
