The Last of Us Part II

 « Je ne veux pas que la mère pardonne au bourreau ; elle n’en a pas le droit. Qu’elle lui pardonne sa souffrance de mère, mais non ce qu’a souffert son enfant déchiré par les chiens. Quand bien même son fils pardonnerait, elle n’en aurait pas le droit. » (1)

[SPOILERS]

Nous avions écrit, séparément, sur le premier The Last of Us. Guillaume en cosignant une longue analyse avec une autre rédactrice, Muriel, et Isé en solo via un texte dithyrambique sur son compte SensCritique, Lettre à Ellie, rédigé dans un style plein d’excès lyriques comme on peut en faire quand on est jeune et passionnée ! Sous cet avis enflammé, on reprochait à Isé de confondre jeu vidéo et expérience interactive, ce à quoi les deux casual gamers que nous sommes restés depuis 2013 pourrions répondre : le jeu vidéo n’est-il pas, par définition, une expérience interactive ?

Le but était de rendre compte du bouleversement émotionnel que représentait The Last of Us à l’époque. Bien que nous ayons vécu cette nouvelle expérience en solitaire, chacun chez soi dans son propre salon, il nous a semblé logique d’unir nos forces afin de revenir sur ce second opus qui dépasse son prédécesseur de façon exponentielle et, pourtant, divise déjà, énerve jusque dans les rangs des fans. Vu l’approche kamikaze adoptée par le studio Naughty Dog pour aborder cette suite, le retour de bâton est plutôt bon signe.

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A vrai dire, l’expérience est telle qu’on ose à peine, une fois le silence de l’épilogue retombé, mettre des mots, expliciter la chose. Sonnés par une narration audacieuse, on tâtonne forcément. Par où commencer ? Toutes les dimensions du jeu ont évolué en sept ans. Neil Druckmann et son équipe ont certes livré une suite digne de ce nom à l’histoire d’Ellie et Joel, mais ils ne se contentent pas de nous embarquer dans une quête univoque, avec pour seule obsession de détruire ses ennemis, d’aller d’un point A à un point B.

Le cheminement d’Ellie nous est rendu aussi difficile qu’à elle, et pour ce faire, une fois un premier cycle à Seattle achevé, le jeu repart à zéro en nous forçant à incarner le camp adverse en la personne de Abby, jeune femme qui a assassiné Joel sous les yeux de Ellie. Dévoilant son passé et ses motivations sans distance aucune, l’écriture retourne comme un gant notre désir primaire de vengeance brillamment entretenu sur sa première partie. Désormais, nous rencontrons Abby, mais aussi ses comparses Owen, Manny, Mel. Elégance suprême, nous reconnaissons aussi, dans leur entourage, les voix et les visages de ceux qui n’étaient jadis que des figurants et que nous avons tués en compagnie de Ellie. Même la chienne Alice, animal parmi d’autres, gagne en importance, ce qui en dit long sur l’ambition thématique du studio.

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Proche dans l’idée d’une tragédie grecque, le mal est donc déjà fait quand nous en prenons conscience. De fait, c’est avec du sang sur les mains qu’il nous faut embarquer de force aux côtés du groupe des Wolfs. Et c’est peu dire que nous avons rechigné au début, ne comprenant pas l’intérêt de nous faire manipuler ce personnage antipathique de prime abord, refusant presque, avant d’y être contraint, d’améliorer les armes de Abby ou ses compétences. Pourtant, au fil des heures, et ce grâce à la subtilité de la caractérisation, nous voilà touchés par celles et ceux que l’on tente, vaille que vaille, de continuer à haïr, ces avatars contournant nos attentes pour nous emmener dans une zone émotionnelle inattendue.

Hallucinant à ce stade du jeu, le parti pris est à la fois gonflé, payant et d’une intelligence rare, en héritier du travail de Hideo Kojima sur Metal Gear Solid 3 : Snake Eater où le joueur impuissant voyait défiler, le temps d’un cauchemar, le spectre des ennemis qu’il a abbatus. Mieux, le changement d’avatar sur ce nouveau The Last of Us et le rejet violent qu’il suscite déjà chez certains joueurs nous renvoie carrément au radical Metal Gear Solid 2 : Sons of Liberty (voir photo suivante), où nous étions contraints d’incarner non plus le charismatique Snake mais, passé l’introduction, le frêle et débutant Raiden pour le reste de l’aventure.

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The Last of Us Part II s’assume avec le même aplomb, à tel point qu’il a entraîné des réactions tout aussi épidermiques et excessives auxquelles les réseaux sociaux ont, époque oblige, donné un porte-voix. L’interprète de Abby, Laura Bailey, a ainsi reçu des menaces de mort sur son compte Twitter : “Tu mérites de crever salope, tu as tout gâché”, “Je vais trouver ton adresse et te massacrer pour ce que tu as fait”, “J’espère que tes parents mourront d’un sale cancer”… Voilà pour le florilège. Donner de la confiture aux cochons en 2020, ce n’est plus simplement risquer de la voir jetée au sol, mais aussi que ses artisans se fassent traîner dans la boue.

En parallèle, quelques posts hostiles à tout ce qui ressemble de près ou de loin à un drapeau LGBT ont fusé, poussant le site MetaCritic a mettre en place de nouvelles mesures pour éviter d’être spammé par ces modèles de retenue. Des comportements révélateurs, malheureusement pour le pire, du rapport fusionnel qu’un joueur/spectateur peut entretenir avec une oeuvre. Nous sommes en 2020 et on ne sait visiblement plus dissocier l’acteur du personnage qu’il incarne, sa seule prestation appelant une incivilité et une bêtise profondes, de celles où l’on s’offusque publiquement de l’homosexualité d’une héroïne.

Twitter

Avec ou sans cette crasse, immense bravo à l’équipe de Naugthy Dog pour la représentation touchante de la sexualité de Ellie – déjà révélée dans le premier baiser de Left Behind -, et la transidentité d’un nouveau personnage secondaire, Lev, lui aussi traité avec un réalisme d’autant plus touchant qu’il prend en compte le contexte post apocalyptique du récit, donc sans forcer le trait. Faire entrer cette “marginalité” dans les mécanismes d’un road movie vengeur, et ce avec un tel naturel, tue dans l’oeuf la moindre tentation de discours invasif, et voilà pourtant que quelques polémistes s’empressent d’isoler ces seuls éléments pour faire rentrer le jeu entier dans une case réductrice. De notre côté, on préfère savourer la pluralité des enjeux humains déployés par cette suite terrassante, dont le geste narratif entérine l’ambition à l’oeuvre dans le fait d’incarner Abby autant que Ellie : celle de nous mettre dans la peau, ou au moins à l’écoute, d’êtres qui ne nous ressemblent pas forcément mais qui tentent, eux aussi, de survivre et d’exister sans renier leur humanité.

Ne mentons pas sur la marchandise, The Last of Us et sa suite peuvent être qualifiés de mainstream, car intuitifs et accessibles pour tous : nous l’avons nous-mêmes recommandé à des amis plus ou moins néophytes, pour ne pas dire profanes – notre collègue Muriel, qui a coécrit le texte sur le premier opus, s’essayait pour la première fois à un jeu en entier. Compte tenu du succès du premier, peut-on s’aventurer à juger les deux épisodes proportionnellement à leur capacité à rassembler ? En commentaire sous le texte de Isé, la même personne sous-entendait que les aficionados de The Last of Us ne regardaient que des films hollywoodiens. La remarque était assez stupide pour être drôle, comme si les amoureux de Halo ne s’intéressaient qu’à Star Wars !

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Mais c’est pourtant, aussi, la grande force de The Last of Us que de réinvestir le langage hollywoodien pour nous faire ressentir une forme d’altérité. Pensons par exemple à cette séquence, qui avait été révélée dans un teaser, où Abby est kidnappée par les Scars et pendue, pendant de longues minutes, en un plan séquence éreintant. Un passage-clé qui avait aussi fait parler de lui en termes négatifs : violence gratuite et choix de réalisation tape-à-l’oeil, voilà pour l’essentiel des reproches adressés à la maîtrise formelle et au sens du suspense de Naughty Dog, capables de nous intéresser au sort d’un personnage jamais vu auparavant.

Cette suite sans cesse repoussée réunit, pour nous, tous les éléments qui font la saveur d’une expérience vidéoludique. Capable de nous faire vibrer pour ses protagonistes, l’investissement est tel que l’on se sent, au fil des kilomètres, comme des espèces de démiurges-confidents à qui on aurait demandé de faire en sorte qu’aucun mal ne leur arrive. Et quelle difficulté, quelle douleur quand nous n’en sommes pas capables, que la situation nous dépasse.

Pour peu qu’un univers virtuel sache vous parler intimement, vous passionner au-delà de ses mécaniques de gameplay, le jeu vidéo devient l’expérience phénoménologique absolue, dépassant en immersion les possibilités du 7ème Art. Fidèle à ce qui fit le succès de son grand frère, The Last of Us Part II dépasse le faux clivage jeu vidéo/expérience interactive, au point d’être plus prenant et riche que n’importe quel point’n’click ou jeu à choix multiple. À la liberté d’un monde ouvert et de fins alternatives, Naughty Dog continue de privilégier une aventure scriptée au milieu de laquelle le studio a, cette fois, percé quelques brèches supplémentaires.

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La suspension d’incrédulité, au cinéma, tient au fait que le public accepte de croire que l’univers déployé à l’écran s’étend au-delà du cadre. The Last of Us premier du nom, à moins d’un attachement à ses éléments les plus cinématographiques (personnages, traumas, villes en ruines…), pouvait très vite blaser le joueur attaché à la liberté de circulation et de choix d’un GTA, d’un Red Dead Redemption ou d’un Skyrim. L’intérêt se situait ailleurs, mais The Last of Us Part II, au milieu de son époustouflante réussite visuelle, ménage plusieurs chemins possibles au joueur : traverser cette maison plutôt qu’une autre, une fenêtre au lieu d’une porte, contourner tout un bâtiment au milieu duquel il nous aurait fallu, jadis, rentrer, fuir ou se battre.

Au fil des making of, les créateurs nous le rappellent : ils ont tout fait pour qu’Ellie nous semble chétive, que le poids des autres l’écrase, et que nos stratégies de jeu en découlent nécessairement ; tandis que Abby est musclée, forte et donc plus à son aise dans un combat à mains nues. Le gameplay s’associe constamment à la dépiction d’un univers crédible, permettant d’allier le plaisir de la manette à celui d’un investissement intellectuel ou émotionnel. C’était le chemin emprunté par The Last of Us et c’est le grand pari que relève The Last of Us Part II, jusque dans ses détails – une action aussi bête que de pointer le joystick droit vers le bas lorsqu’on est en hauteur trouve ici un écho perpétuel, Abby souffrant de vertige et risquant donc de perdre l’équilibre.

Par ailleurs, l’expansion des espaces visitables citée plus haut, la minutie des décors, les nombreuses lettres ou objets regardables qui viennent donner une histoire aux cadavres rencontrés sur notre chemin, la sophistication des possibilités de crafting, le développement de telle ou telle compétence, et la multitude de stratégies possibles pour avancer de niveau en niveau décuplent le réalisme, étoffent l’environnement diégétique, mais ramènent toujours à cela : rien ne doit être pris à la légère, chaque choix à ses conséquences.

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Inutile d’y couper, ces ajouts minimes ne feront pas changer d’avis les réfractaires au premier opus. En revanche, ils augmentent la fascination déjà éprouvée face à son univers, le rendent encore plus palpable et nous font au pire ignorer, au mieux oublier ses limites géographiques obligatoires. Mais la réelle nouveauté réside dans son parti pris narratif. De sa scène d’ouverture apocalyptique à sa conclusion intimiste, le premier The Last Of Us filait droit, sans aucun flashback pour ralentir sa progression, structure renforcée par une série d’ellipses bien senties. Articulé sur les quatre saisons, The Last of Us ne jouissait que d’un seul flashback, via son DLC (ou scène coupée, si on était au cinoche) : Left Behind, où le joueur incarnait Ellie le temps d’un retour à la saison hivernale et à d’anciens souvenirs, en un montage alterné des plus signifiants.

The Last of Us Part II prend en compte ces acquis, les fait siens et offre au joueur consentant une narration éclatée qui rompt avec ses habitudes. Finie la pureté du crescendo dramatique d’est en ouest en compagnie de Joel et Ellie, le réalisateur Neil Druckmann a fait le choix de la fresque à plus grande échelle, sans ménager nos sensibilités. Rempli d’allers-retours temporels dignes de Il était une fois en Amérique dans leur ambition dramaturgique, cette suite offre aussi, au-delà de séquences de jeu mémorables, de vrais moments de suspension narratifs : c’est le cas dans les deux séquences miroirs où Abby et Ellie sont respectivement dans un zoo et un musée, en compagnie de leur père – réel et de substitution. Deux passages où nous nous promenons dans des décors déserts, sans armes. Tout juste pouvons-nous ramasser des bouteilles en verre ou des briques – au cas où, se dit-on, car nous sommes surtout là pour reprendre notre souffle.

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Et aussi pour nous rappeler qu’il s’agit là de deux histoires qui seront, à la fin de la séquence consacrée à Abby, tragiquement liées : son père est le chirugien que Joel tue à la fin du premier jeu afin de sauver Ellie, soit la matrice même de ce second opus et le début d’une interminable et imprévisible spirale de vengeance. En chemin, le récit au présent s’autorise d’ailleurs une parenthèse similaire plus volontiers mystique, lorsque Ellie et Dina pénètrent une synagogue à l’abandon. Un moment de recueillement et d’échange où se révèlent les racines religieuses de Dina et, en creux, notre propre rapport au sacré dans cet univers ravagé, question que le premier opus s’était gardé d’aborder. Libre à chacun d’être ou non sensible à ces questionnements.

Et d’être, ou non, convaincu par le final de The Last of Us Part II, mais celui-ci sonne à nos yeux comme un dernier rappel que dans le fond, Ellie et Abby ont des trajectoires similaires. Pour les faire mûrir une ultime fois, puis emmener Ellie vers l’épilogue qui est le sien, il fallait nécessairement que la vengeance n’aboutisse pas. Deux personnages magnifiques d’intégrité, et dont l’intégralité du parcours vit bien au-delà du générique. Ce qu’il reste à Ellie quand elle refuse de tuer Abby, c’est le souvenir mortifère, douloureux mais vivace, de Joel, alors qu’elle a tout perdu. Y compris sa compagne Dina, son point d’ancrage, celle qui la rattachait à son humanité perdue. La séquence où Dina panse les plaies de Ellie après qu’elle a « fait parler » son adversaire Nora synthétise la douleur vécue par les jeunes femmes, dont l’immense affection mutuelle ne peut résister à la soif de violence qui ronge le coeur de l’immunisée.

Embarqué sur le terrain du conflit moral (sauver une vie qui nous est chère, ou la sacrifier pour guérir l’humanité?) The Last of Us Part II pousse à son paroxysme cette épineuse question. Ainsi, les deux séquences où Ellie et Abby cherchent à s’entre-tuer furent, et de loin, les plus difficiles à traverser, obligés que l’on est de frapper l’une pour sauver l’autre, s’éprouvant jusque dans la difficulté à appuyer sur les touches, à espérer pouvoir échapper à ces confrontations d’une violence inouïe. Le processus renvoie là aussi à Metal Gear Solid 3 : Snake Eater où l’on était déjà contraint, après un splendide duel final à ciel ouvert, d’achever un ennemi que l’on ne souhaite plus annihiler.

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C’est là le brio de cette saga, allier le ludique à la réflexion – vous tuerez vos ennemis, mais ce faisant, vous en souffrirez. On s’attendait à ce que Naughty Dog joue la carte de l’empathie, mais pas à ce qu’il rebattent les cartes de façon si puissante, prenant le risque de s’aliéner, pendant de longues heures, une bonne partie des joueurs. Au cœur d’un récit qui questionne notre capacité à maintenir notre altruisme jusque dans les recoins les plus sombres de cette odyssée, la chose fait clairement sens. Récit barbare et monument d’émotion brute, nanti de mille détails qui renforcent son pouvoir d’immersion (les égorgements, étranglements et blessures diverses y sont autant de prouesses viscérales), The Last of Us Part II assume jusqu’au bout sa noirceur, nous mettant en compagnie puis face à un personnage dévoré par la haine.

« Plus cette ville est déserte, plus une foule arpente ses rues. C’est une cité quasiment morte, recouverte d’un brouillard de peur résignée et écoeurante. La ville que j’aime, cette ville qui n’est autre que moi-même, est enterrée, telle Pompéi sous la lave ou l’Atlantide sous les eaux. » (2)

Nous avions de grandes attentes, or Naughty Dog a visé infiniment plus haut. Humaniste, complexe et ambitieux, The Last of Us Part II fend les plus épais ténèbres, s’y enfonce sans rémission mais nous enjoint à lutter pour retrouver la lumière, comme des lucioles en renaissance. La logique de mise en scène adoptée par Naughty Dog nous renvoyant en permanence au rapport affectif développé dans le premier opus, le studio brise, raccomode et défait nos acquis avec une hargne éreintante, sans faire le moindre cadeau à ses fans. Pour notre part, cette longue odyssée doloriste constitue rien moins que l’une des expériences culturelles les plus intenses de nos jeunes vies.

Guillaume Banniard et Isé Monédière

(1)  In Dostoïevski, « Les Frères Karamazov », 1879-1880.
(2) In Ričardas Gavelis, « Vilnius Poker », éd. Monsieur Toussaint Louverture, 1987.

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