«Passer la porte»
Pour l’immensité des héroïnes,
et en regard de Piccolo corpo de Laura Samani
Quelle dernière nuit ? Dans son précédent titre, le film de Tea Lindeburg était As in heaven. Il devient pour les salles françaises une dernière nuit. Intriguant. On pense tout de suite à la mort, que le titre nous spoilerait d’entrée. Elle est citée franchement dans le titre du roman de Marie Bregendahl dont est tiré le film : A night of death. Il sera effectivement question de la mort dans le film ; ce sera même une des deux grandes lignes directrices du récit, avec la vie en compagne, comme deux sœurs jumelles. Mais cette dernière nuit imaginée par les titreurs français n’est pas celle-là : il est plutôt question d’un passage au jour suivant. Nouveau jour pour la Lise du titre, pré-adolescente dont on force presque la mue en promettant le départ pour une école dont ses sœurs et cousines n’ont pas l’honneur de l’accès. Un nouveau jour d’adulte trop vite programmé pour la jeune fille encore pleine d’enfance, de ses jeux, de ses danses, de ses rêves. Le père lui fera remarquer sa « non bonne » tenue, une bretelle de blouse tombée sur le bras.

Une nuit, en tout cas surtout un moment et un lieu, celui du face-à-face. Le film offre une confrontation inédite et admirable, celle d’une mère et de sa fille, et par là de deux âges. Face à cette mère qui met la nuit entière pour accoucher, dans les cris et la douleur, la fille, l’aînée, la regarde, muette et implacable, prenant ces cris comme on prendrait un coup au visage, la scène est brutale, sonore. Lise, ses soeurs et cousines – elles forment comme une petite troupe, un grands corps collé se déplaçant ensemble – semblent, par les astucieux choix de cadres, ne pas être vues des adultes alors qu’elles regardent depuis des portes ouvertes. Que nous dit ce face-à-face brutal ? Il nous dit une grande modernité, alors que l’histoire ne se déroule pas à l’époque contemporaine. Il noue un dialogue entre deux mondes vivant dans un même espace, cette ferme qui s’étale. Et dans ce temps et ce lieu unique, le film parle de ce qui justement, obligatoirement, étroitement s’y partage : la transmission. Celle qui irrigue une famille, de parents à enfants. Et, ici, celle qui se passe de femme en femme, comme on se passerait des pierres pour faire un barrage en travers d’un torrent rapide. Le film est en costumes, il est donc déjà historique : la transmission c’est se passer les traditions, les croyances, les devoirs, les bijoux, les affaires de corps. C’est un mouvement d’un avant vers un après. C’est tout cela qui se joue pendant cette nuit sans portes fermées.
Au début du récit, et c’est une récurrence chez les personnages des films contemporains, il y a chez Lise une volonté de vouloir partir, alors même qu’elle est très ancrée dans son lieu de naissance. Une terre familière mais qui ankylose, qui tout autant rassemble et confronte cette grande fratrie, à grand renfort on l’a dit de portes qu’on ferme ou ne ferme pas, d’enfants qu’on envoie dans l’autre aile de ferme. Si bien que celle-ci semble faire des kilomètres, tant les adultes vivent leur chose d’adulte, et les enfants s’occupent de leurs propres affaires. C’est une histoire de seuils. Passer la porte, se prendre à rêver, autour d’une soupe, à la mort de la mère, et à tout ce qu’elle amènerait comme possibilités nouvelles, comme avenirs possibles. Rarement une scène n’aura osé une telle franchise de discours pour dire la lourdeur de la transmission familiale et la lourdeur des rêves, dans la bouche de l’enfance.

C’est aussi une histoire de mères, grand-mère fantomatique d’un bout de ferme, belle-mère bienveillante attendant les volontés de la parturiente, mère déjà mère donnant la vie de nouveau. Les mères multipliées, celle que pourrait un jour devenir Lise, elle rêve d’ailleurs d’une nouvelle sœur. Ce cercle de femmes exacerbé, qui transcende vie et mort, se juxtapose parfaitement au très beau Piccolo corpo que l’on a pu voir en salles cette année également. Les deux films partagent l’imagerie et la grandeur de la fable, faisant de leurs héroïnes des figures d’abstraction. Lise et Agata, la jeune mère accouchant d’un enfant mort-né dans Piccolo corpo, ont toutes les deux des visages placides, elles sont toutes les deux liées au biblique : on les place sur un niveau supérieur aux personnages de fiction lambda. Elles sont là pour contempler et donner à voir, plutôt que pour vivre. D’ailleurs, elles sont côte-à-côte avec la mort, Lise à la porte à côté, Agata littéralement sur le dos, transportant le petit cercueil de son enfant pendant tout son périple. Elles sont là pour donner à voir ce qui a été et ce qui sera. C’est une position formidable pour des héroïnes de films contemporains, premiers nés de deux jeunes réalisatrices. Tea Lindeburg et Laura Samani donnent la bonne place à leurs personnages : elles sont là en référentes, témoins d’un temps, d’un passé lourdement chevillé au corps, de rêves d’avenir dont l’existence peut s’envisager grâce aux films mêmes. L’image sur l’écran est là, le rêve peut suivre.
Il y avait un peu plus de lumière chez Laura Samani, alors même que son héroïne trouvait la mort. Mais elle trouvait dans le même temps l’image finale, l’imagerie, elle trouvait la voie de l’éternité pour son bébé et pour elle. Elle transcendait son existence pour donner vie au discours. Beau chemin pour un film et belle immensité pour un personnage, qui de personnage justement devient icône. Lise reste personnage à la fin de son histoire à elle, nouant ses cheveux avec la broche de sa mère, semblant vieillir de 10 ans par ce geste, et empoignant la fourche qui l’attend pour la suite de sa vie, aux champs. Mais la caméra, plus grande, monte vers le ciel et y reste, dans un long plan fixe qui ne s’interrompra pas jusqu’à la fin du générique, n’éludant dans son cadre ni le champ, ni les nuages : ici aussi le récit premier a été transcendé. Ce geste de cinéma est fort pour les héroïnes. On leur offre des ciels : rouge du fatum pour Lise, blanc pur du recommencement pour Agata. Cela augure de belles promesses de grandeurs à venir, d’une nouvelle place pour dire les héroïnes, d’une nouvelle aube pour elles. Finalement le titre français était juste, il avait deviné l’aube.
Charlotte Bénard
