Par Guillaume Banniard
1. ANGLETERRE – Kill List (Ben Wheatley, 2012)
Deux bonhommes qui ont vécu l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, reconvertis en mercenaires, quittent femme et enfants le temps d’une mission. Une liste de gus à éliminer. Simple, net. La paye est bonne. Et ça fera du bien de quitter les tensions familiales.
Sur le papier, le début d’un thriller à hauteur d’homme. A l’écran, un monument de tension. Kill List met profondément mal à l’aise autant qu’il captive, car on sent qu’un truc ne va pas. Dans les rues trop calmes, dans la voix du commanditaire. Il y a quelque chose de pourri au royaume de Wheatley. Pour mettre le doigt dessus, il faut fendre la nuit, dompter la violence et, enfin, crever de trouille le temps d’un dernier acte impensable. L’imagerie se révèle et le choc s’intensifie. On sort de Kill List sonné comme après un cauchemar dont on met des jours à se débarrasser, façon Midsommar. Ben Wheatley n’a jamais fait mieux depuis mais qu’importe, car un thriller si mémorable, ça vaut toutes les futures carrières.

2. AUTRICHE – Schizophrenia (Gerald Kargl, 1983)
Longtemps invisible, sinon dans une VHS d’époque ou une copie illégale fatiguée, Schizophrenia, alias Angst, s’est fait connaître en France grâce à Gaspar Noé. « C’est mon film préféré. Je lui ai volé la narration de Seul contre tous, avec voix off et photos. J’ai fait tourner la cassette à tous mes potes ». Sincérité non-feinte pour ce chef-d’oeuvre expérimental. Le réalisateur Gerald Kargl signait quelque part sa Nuit du chasseur : comme Charles Laughton, ce sera son unique film, mais on en parle encore.
Un détenu profite d’une permission. L’assassin rumine des idées noires en voix off. Le public n’en perd pas une miette. La tension monte, les pulsions s’aggravent. Une forêt, une maison. Deux femmes seules. On redoute l’inévitable. Rempli de mouvements de steadycam vertigineux, Schizophrenia, en harnachant son formidable comédien d’un harnais circulaire, s’offre des traveling à 360° autour de sa silhouette inquiétante.
Angst signifie « angoisse ». Elle ira crescendo, sans cesse. Prouesse technique, Schizophrenia dérange dans le fond et éblouit dans la forme. Rarement 83 minutes auront, à ce point, semblé durer une nuit entière.

3. BELGIQUE – Alléluia (Fabrice du Welz, 2014)
L’histoire vraie des honeymoon killers, un couple se faisant passer pour frère et soeur auprès de femmes seules afin de les détrousser. Les USA en avaient tiré un chef-d’oeuvre en noir et blanc, Les Tueurs de la lune de miel, en 1970.
Réalisateur de Calvaire, Fabrice du Welz ne remake pas son ancêtre, loin s’en faut. Filmant au plus près la tendresse naissante des futurs assassins (Lola Dueñas et Laurent Lucas, prodigieux), il s’embarque plus volontiers sur les routes du cinéma de Rob Zombie, The Devil’s Rejects en tête. Image granuleuse, vivante, incarnée, pour ce road-movie où humour noir et violence crue cohabitent. Plus singulier, Alleluia va jusqu’à faire chanter un personnage, sans prévenir, en plein démembrement.
Déstabilisant de bout en bout, Alléluia traite son sujet avec une telle proximité, un tel besoin de sincérité, qu’il capte avec une justesse hallucinante la solitude d’êtres au bout du rouleau. Nul besoin d’un carton explicatif pour condamner, ensuite, leurs actes ignobles. En revanche, il fallait toute l’audace du cinéaste pour, au préalable, nous rendre attachants ces deux paumés.

4. ÉTATS-UNIS – L’Ange de la vengeance (Abel Ferrara, 1981)
Un viol, à l’écran, devrait toujours être désagréable. La mémorable projection cannoise de Irréversible, avec ses spectateurs qui quittent la salle en insultant Gaspar Noé, est riche de sens. On vient voir de la violence, mais attention, qu’elle ne nous empêche pas de dormir. Rape and revenge raconté à l’envers, Irréversible dissociait victime (Bellucci) et vengeurs (Cassel et Dupontel). Vingt ans avant lui, L’Ange de la vengeance abattait d’autres cartes.
Le viol s’y passe en plein jour, dans une ruelle de New York. Incarnée par la géniale et regrettée Zoé Lund, l’héroïne est muette. Impuissante jusqu’au bout des ongles. Elle sera agressée une seconde fois, chez elle ce coup-ci. La violation de domicile couplée à une deuxième agression sexuelle. Réaction radicale : le violeur finit raide mort. Début d’une croisade où la jeune femme s’en prend à divers agresseurs inconnus puis, arbitrairement, à des innocents.
Vigilante movie rongé par une saine colère, L’Ange de la vengeance, en une petite heure vingt, créé la plus sidérante icone du rape and revenge avec Crime à froid. Son histoire est celle d’une impasse absolue, à l’image d’un climax halluciné. L’un des chefs-d’oeuvre autodestructeurs de Abel Ferrara, qui interprète lui-même le rôle du violeur.

5. FRANCE – Seul contre tous (Gaspar Noé, 1998)
Déjà mis à l’épreuve dans le court-métrage Carne, le Boucher revient le temps d’un long-métrage. Sorti de prison, toujours seul avec sa fille autiste, Philippe Nahon vivote, accroché à sa petite affaire de viande chevaline. Jusqu’au jour où tout dérape.
Le malaise éprouvé devant Seul contre tous, au-delà du décor triste à mourir, au-delà de son récit désabusé, au-delà même de sa violence, réside en la sincérité de son personnage. Ruminant son mal-être, le Boucher devient indéfendable. Mais il ne ment pas, ni aux autres ni à lui-même. Sa dérive psychologique, puis physique, est un monument d’horreur sociale.
Un chef-d’oeuvre de malaise qui traverse les années avec un tel aplomb qu’on lui a consacré un podcast début 2021, également en hommage au regretté Philippe Nahon.
6. GRÈCE – Singapore Sling (Nikos Nikolaïdis, 1990)
Ce n’est donc pas que le nom d’un cocktail. Singapore Sling, c’est le héros amoureux fou d’une certaine Laura, dont il est persuadé qu’elle est morte. Il poursuit néanmoins les recherches jusqu’à tomber sur une maison où, il en persuadé, Laura s’est retranchée. Il découvre, en pleine tempête, deux inconnues qui enterrent le corps d’un homme au fond du jardin. Trop curieux, il entre dans la bâtisse. Ici commence l’enfer.
Le noir & blanc ne change rien à l’affaire. Même privé de couleurs, Singapore Sling est intensément dégueulasse, sorte de torture porn d’avant-garde qu’on aurait réalisé avec le surplus budgétaire et le décor de La Grande bouffe. Interdit en Grande-Bretagne, Singapore Sling assume sa déviance comme son esthétisme. On sort nauséeux de cette nuit éternelle, un peu comme si on avait regardé en boucle le plan de l’oeil tranché dans Un Chien andalou.

7. JAPON – Cold Fish (Sono Sion, 2012)
Deux hommes, chacun patron d’un magasin de poissons exotiques en rivalité avec l’autre, se lient d’amitié après que la fille du moins fortuné se soit fait prendre en flagrant délit de vol, dans l’établissement concurrent. Peu à peu, le plus âgé (et le plus riche) prend l’ascendant sur l’autre, infiltrant sa vie de famille à grands coups de sourires chaleureux.
Voilà un film qui n’a peur de rien. Long de 2h30, Cold Fish est certes un film de Sono Sion, habitué des durées gourmandes – voir son The Forest of Love : Deep Cut, qui atteint la barre des 5h de projection. Pas de gras ici, Cold Fish étant géré avec un sens du timing imparable. Vif quand il le faut, alangui lorsque nécessaire, et monstrueusement efficace dans sa gestion du malaise moral. Entouré de comédiens et comédiennes aussi désinhibés que lui, Sono Sion filme avec énergie la transformation d’un homme ordinaire au contact d’un autre homme ordinaire, infiniment plus tordu.
D’une drôlerie effrayante, tour à tour festif et macabre, Cold Fish bénéficie à fond de la complicité de Megumi Kagurazaka, comédienne et compagne d’un réalisateur qui signe ici l’un des plus incroyables portraits de salaud manipulateur qu’on ait vu sur un écran.

8. MEXIQUE – Después de Lucía (Michel Franco, 2012)
Le plus sobre du lot. Le plus froid, aussi. La jeune Alejandra intègre son nouveau collège après le décès de sa mère, la Lucía du titre. Vivant désormais avec son père Roberto, Alejandra parle peu. Un traumatisme pouvant en cacher un autre, l’adolescente est victime de harcèlement scolaire. Pourtant, Alejandra garde le silence. Et subit. Le genre de personnage que le public à envie de prendre par les épaules et de secouer, pour le réveiller. Pas ici.
Car Después de Lucía, s’il s’aligne sur le cinéma de Michael Haneke (aucune musique extra-diégétique, des plans fixes à rallonge), arrive à saisir une chose très complexe : le sentiment d’impuissance psychologique. Plus le récit avance, plus on peine à percevoir le bout du tunnel. Déshumanisé, Después de Lucía nous place sans fléchir dans la peau de cette gamine prostrée, sans que l’empathie ne naisse d’une quelconque bande originale.

9. PHILIPPINES – Kinatay (Brillante Mendoza, 2009)
Le choc de Cannes 2009. Rien de plus, au départ, qu’un jeune homme fraîchement marié, le temps d’une journée épique où tout la famille s’organise pour la cérémonie – tenue vite fait bien fait dans une préfecture locale ! Joyeux, léger, Kinatay l’est sincèrement. Tant qu’il fait jour. À la nuit tombée, le jeune marié est embarqué par ses mauvaises fréquentations dans une virée dont il ignore tout. Y a un boulot à faire. Une prostituée endettée.
Kinatay est un grand film glauque, au même titre que Martyrs. Après une décennie dominée par Saw et cinquante avatars du torture porn de seconde zone, voilà que des cinéastes se sont mis en tête, à la même période, de nous rappeler que la violence n’a rien de rigolo. La souffrance dilate le temps. Brillante Mendoza prend tout le sien, à coups de plans-séquence anxiogènes, pour mettre le public dans un étau.
Pendant que la captive, perdue dans une marrée d’hommes agressifs, attend de savoir ce qu’on va faire d’elle, les gangsters tuent le temps. Ils causent, se relaient, abusent de leur proie. Un cauchemar où ellipses et horreur frontale rivalisent de tension. Celle-ci perdure pendant l’épilogue où, on le réalise, ce film d’une barbarie extraordinaire illustre, en fait, une violence des plus ordinaires. Le fait divers, cette fois, on l’a vécu de l’intérieur.

10. SUÈDE – Crime à froid (Bo Arne Vibenius, 1973)
Celui-ci, on vous en parlait en détails l’année dernière. Impossible toutefois de ne pas l’inclure tant il forme avec L’Ange de la vengeance un sommet du rape & revenge, sous-genre crasseux qui a engendré quelques grands films. Celui de Bo Arne Vibenius est remarquable au sens où la vengeance ne transforme pas simplement la victime en justicière, mais en icône de cinéma parfaitement identifiable.
Tout comme le déguisement de nonne revêtu lors du final de L’Ange de la vengeance, la dégaine de Cristina Lindberg dans Crime à froid marque les esprits. Drôle de hasard, les héroïnes de Crime à froid et de L’Ange de la vengeance sont toutes deux muettes. L’impuissance d’un personnage est toujours un bon outil pour diriger l’empathie. Témoin de viols à répétition, le public a d’autant plus envie de voir payer les bourreaux.
Armé d’un fusil de chasse, d’un manteau noir et d’un cache-oeil, l’héroïne de Crime à froid trône ainsi au panthéon du genre – ce que ne démentira pas un certain Quentin Tarantino, qui la citait ouvertement via le personnage de Elle Driver dans Kill Bill.

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