Mosquito

Faute d’une large diffusion en France, on n’a pas souvent l’occasion de tresser des couronnes au cinéma portugais. Sorti chez nous en 2020, pile le jour de la réouverture des salles après une célèbre pandémie, le deuxième long-métrage de João Nuno Pinto n’a, dans ce contexte, trouvé que peu d’écho en dehors du monde lusophone.

Frilosité des exploitants de salles ? Désintérêt des passeurs ? Méconnaissance de l’Histoire du pays de Vasco de Gama ? Peu importe la raison. Sans mappemonde ni astrolabe, difficile pour le grand public de rencontrer Mosquito. Symptôme ultime, le DVD paru chez Alfama Films ne propose aucune piste VF, uniquement VOSTF. Charge donc aux curieux de tracer leur propre route vers le film.

Pour notre part, s’il fallait le trianguler, ce serait grosso modo entre Au Cœur des ténèbres [Joseph Conrad – 1899], Cabeza de Vaca [Nicolás Echevarría – 1991] et L’Ombre et la Proie [Stephen Hopkins – 1996]. Le premier pour sa remontée d’un fleuve nommé civilisation ; le deuxième pour l’évanouissement de nos repères spatio-temporels ; et le troisième pour ce cadre africain, véritable purgatoire des passions européennes.

GUERRE DE POSITIONS…

Nous sommes en 1917 et Zacarias, blanc-bec d’à peine 17 piges parti à la guerre la tête farcie par la gloriole nationale comme un beignet de morue, se retrouve débarqué tel un seigneur au Mozambique, colonie portugaise – jusqu’en 1975 tout de même ! – sur laquelle l’Allemagne du Kaiser aurait des vues.

Depuis la conférence de Berlin [1884-1885] en effet, c’est à quelle nation européenne se taillera la part du Lion sur le continent africain. Enjeu qui, pour le Portugal, après avoir laissé filer le Brésil vers son indépendance et dû abandonner son projet de super-colonie en Afrique australe, est devenue une question d’orgueil. Soit, pour João Nuno Pinto et ses scénaristes Fernanda Polacow (également son épouse) et Gonçalo Waddington, l’occasion de confronter leur petit soldat aux stigmates de l’impérialisme colonial.

Tourné sur place, au sud de la côte swahili, Mosquito est à l’origine l’authentique aventure du propre grand-père du cinéaste, lui-même par ailleurs né au Mozambique. On parle donc bien d’une reconstitution, mais qui bien vite prend des airs de fable intimiste. Dans cette optique, vissés au point de vue (et d’écoute) de Zacarias, cadres et profondeur de champ nous font progressivement passer du grand flou immaculé (myopie du colon tout frais débarqué tel Tintin au Congo) au spectacle de la « puissance obscure » tapie au cœur du monde. En deux mots, une sacrée désillusion !

Entreprise à laquelle conspirent de concert le montage de Gustavo Giani et le sound design de Justin Melland, prenant nos sens en tenaille jusqu’à faire fondre l’audio sur le visuel. Le but proprement surréaliste de la manœuvre ? Perturber nos repères (chrono)logiques de la même façon que Zacarias, en proie au paludisme et au mal des grands espaces, va et vient entre différents régimes de fiction et strates de réalité. Et pour qui aime s’abandonner à la toute-puissance du cinéma, c’est un plaisir rare !

João Nuno Pinto, réalisateur de Mosquito.

Le cinéaste s’explique dans le dossier de presse : « Il y a dans le film une sorte de fluctuation entre la réalité et le fantasme, le passé et le présent, l’atypique et le quotidien. Les situations peuvent sembler fantastiques, mais elles sont réelles. Les hallucinations peuvent, elles, sembler réelles, mais elles sont la construction d’un esprit troublé. Et les souvenirs apparaissent comme des fragments de mémoires dispersés. L’idée de la réalité contre l’imaginaire est importante dans un contexte historique de guerre, Mosquito entend ainsi explorer l’espace imaginaire laissé flou par l’amnésie historique. »

De fait, toute l’ambition de Mosquito peut se résumer à ce geste funambule consistant à explorer nos contradictions, sur une ligne de crête entre Mémoire et Histoire.

… ET FLOU DE MOUVEMENT

Or – qui l’eût cru ? -, dans cette perspective quasi psychanalytique où l’exploration de l’imaginaire serait le moyen de dire l’indicible du monde, João Nuno Pinto rejoint les auteurs du King Kong de 1933. À savoir, Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper – du moins tels que feu Michel Le Bris les portraiturait dans son roman fleuve, Kong [2017].

Voyez plutôt. Merian C. Cooper / Michel Le Bris : « […] ce sont les photos ratées qui reproduisent le réel. Si, devant une vingtaine de photos du même paysage posées devant moi, une se détache comme une évidence, c’est qu’elle a ajouté quelque chose au réel. Qu’elle le révèle, nous montre de lui quelque chose jusque-là invisible : une forme. Et cette forme, pourtant, c’est nous qui l’avons apposée au réel, comme s’il fallait cela pour le voir, vraiment. Vous comprenez ? Nous ne sommes pas juste Kong, il y a aussi en nous une autre force : l’imagination. »[1]

Expressionniste, en somme. Mosquito l’est notamment dans sa façon de filmer les paysages : vus à travers des longues focales, et par là même avec une très faible profondeur de champ. Un choix esthétique qui, relais d’une narration en focalisation interne (subjective), tient justement de cette « forme » évoquée par Michel Le Bris. Car ce que révèle ce flou artistique généralisé, ici et là accentué par de violents contre-jours, c’est la distance et l’isolement de l’étranger. Zacarias est à la fois plongé dans l’inconnu et prisonnier de sa chambre d’écho (la soute du navire, puis la caverne où un drôle de missionnaire vient à son secours).

Un isolement auquel scénographie et cadrages opposent une autre « forme », celle-ci associée à une focalisation omnisciente (objective), comme un aparté du cinéaste à l’attention du public. Comment ? En nous faisant par exemple deviner, dans les positions occupées par Zacarias (dans les branches d’un arbre) et ses deux guides locaux (à son pied), une allégorie de la « hiérarchie des races » : l’homme blanc, monté sur les épaules de l’homme noir, et se croyant grand.

Tout l’absurde de l’entreprise coloniale en une image-clé.

La chute, trajectoire patiemment dessinée par le film, n’en sera que plus rude.

Parce que filmé à la première personne, Mosquito se veut donc à la fois survival ET trip mental, parcours expiatoire de ce qu’on n’appelait pas encore crime contre l’humanité ET récit contre-initiatique d’un muzungu (étranger, homme blanc en langue swahili) errant dans sa propre géographie intérieure.

DYSPHORIA TEMPORALIS

Deux semaines ou bien trois ?, se demande un lieutenant de garnison isolé du reste de son armée. Six ans ou trois jours ?, depuis que Zacarias est tombé dans les vap’ sur la plage après débarquement. Combien de fois échoue-t-on de la sorte à estimer la durée dans Mosquito ?

C’est là peut-être le sens de ces airs de fado en début et fin de métrage. Encadrant son odyssée à la façon d’un chœur antique, ils expriment la saudade – cette « mélancolie, parfois joyeuse, qui cache bien des drames » ?[2] – du soldat loin de sa patrie. Ce sentiment d’exil, aussi, que le français ne sait traduire que par approximations (langueur ? nostalgie ?). Cette impression, enfin, d’avoir été (un Empire pluricontinental) et ne plus être (qu’un moustique géopolitique).

Bref, toujours ce flou artistique à la frontière entre le subjectif et l’objectif. Si bien que même les lois de la physique se tordent. Comme si le Temps s’était transformé en une espèce de matière magmatique – en tout cas pour Zacarias lancé à la poursuite de sa compagnie sans aucun moyen d’orientation moderne.

Un avant-poste du progrès ?

Face à l’horizon que lui désigne son guide, le jeune homme n’ayant jamais connu que son étroit rectangle de terre natale voit soudain son future s’incarner. Ce sera pour lui l’éternel retour du même paysage de brousse à perte de vue, sa traversée du désert au sens biblique. Ou comment l’Espace et le Temps se dilatent telles les mâchoires de deux infinis complices autour de Zacarias. Lequel se mue alors peu à peu en Sisyphe, voyant tout ce qui est à fond de cale dans son esprit remonter à la surface au fur et à mesure qu’il se noie dans l’incompressible territoire mozambicain. Ce qui, pour le spectateur propulsé tantôt en avant tantôt en arrière, revient à questionner chaque ellipse, chaque raccord où le passé succède au présent.

Car, oui, dans Mosquito, le cours du Temps ne se laisse pas seulement descendre : il arrive aussi qu’on le remonte. Rien d’inédit là-dedans, bien sûr, mais force est de remarquer qu’en jouant à ce point à ça-va-ça-vient avec la continuité du récit classique, Mosquito inscrit à même la matière de sa narration l’expérience vécue par Zacarias. Expérience immersive au possible pour le spectateur donc, puisqu’on s’y perds autant que Zacarias. Mais également, sur un plan plus symbolique, une expérience régressive pour l’homme cartésien : celui qui, perdant pieds avec la réalité, n’a plus pour soutenir ses pas et orienter sa marche que ses réminiscences et fantasmes des confins du monde.

Dans les tourbillons des flux de conscience surgis de la mémoire de Zacarias, João Nuno Pinto jette ainsi autant de références à la mythologie grecque et ses archétypes fondateurs qu’à un sentiment plus moderne de l’absurde. Du sens au non-sens, du silence à la cacophonie de la brousse, tout et son contraire passe par les perceptions du soldat. Raison pour laquelle, projeté vers l’horizon au début du film, son regard en vient peu à peu à se vider de tout objet, jusqu’à ne plus faire le point sur rien.

Pied de nez à la scène de l’arbre évoqué plus tôt, João Nuno Pinto finit même par transformer Zacarias en figure simiesque, postée fixement sur une branche. Arrivée au stade final de sa dévolution, sa chambre d’écho ne lui renvoyant plus que les élucubrations d’un fantôme (le missionnaire), le trouffion est dès lors prêt pour une série de rencontres significatives, chacune déclinant son thème : l’Autre, le Double et le Père.

Zacarias au croisement des infinis, là où tout se renverse et plus rien ne fait sens.

AFRICA DENTATA

L’Autre, dans Mosquito, c’est cette communauté de femmes où Zacarias échoue tel Ulysse chez Calypso, le temps d’une longue parenthèse aux rives du cinéma muet.

La parole, rendue impuissante par l’absence de sous-titrage et l’incompréhension mutuelle entre le muzungu et les autochtones, y devient relique inutile. Le récit, indexé sur les gestes des villageoises affairées sous le regard ahuri de Zacarias, se fait minimaliste. Le film lui-même opère une manière de remontée des temps cinématographiques, où place est faite à l’observation de ces corps étrangers, surgis telles des ombres pour disputer le droit au cadre à Zacarias. Car le vrai corps étranger ici, en fait, c’est lui. Tandis que les villageoises lui apparaissent comme nimbées d’une aura surnaturelle.

Myopie du colon, ou aura du « bon sauvage » projeté par celui qui regarde sans voir ?

Dans cette perspective, ce qui n’était sur le papier que le prétexte idéal à un retournement de tous les stigmates (esclavage, colonialisme, patriarcat, racisme, male gaze, etc.) trouve une puissance d’incarnation insoupçonnée. Poitrine dénudée et pourtant jamais sexualisées, João Nuno Pinto et son directeur photo Adolpho Veloso filment leurs actrices mozambicaines dans une approche à mi-chemin entre le documentaire ethnographique et le fantasme d’un matriarcat originel. D’où le doute permanent quant à la nature réelle ou délirée de cette séquence.

Lui (Zacarias) y est associé à l’eau qui s’agite et aura été le moyen des conquêtes européennes aux quatre coins du globe. Elle (la villageoise qui aimante son regard) est associée à la terre, cultivée par les femmes en l’absence des hommes que l’on devine enrôlés de force ou vendus aux derniers esclavagistes de la région.

Mais le sommet de l’ambiguïté est atteint lors de la scène du « viol », le cliché colonial de la tribu d’anthropophages sacrificiant une vierge à leur divinité païenne (façon King Kong) n’y étant pas seulement retourné. Dans l’esprit de Zacarias, son « accouplement » plus ou moins forcé avec une autochtone devient une sorte de rite de passage cauchemardesque où tout se confond mais, in fine, rien ne se mêle.

Pourquoi ? Parce que les vents mauvais de l’Histoire européenne sont aussi mal venus ici que Zacarias, l’intru que l’on soigne mais aussi que l’on purge, exorcise et traite en esclave.

Le fait est que la Grande Guerre a étendu ses ravages sur le continent africain dans la même logique aveugle que les « Grandes Découvertes » ont fixé ses contours sans presque y pénétrer avant le XIXe siècle (et l’invention de la quinine contre le paludisme). Vaste blanc sur la carte, écran sur lequel se projeter en héros civilisateur, no man’s land où, si « le Noir » y figure, c’est conformément à l’image qu’on lui a assignée (sauvage, serviteur au rire Banania ou force de travail enchaînée) : voilà ce qu’est l’Afrique pour l’Europe au tournant des XIXe et XXe siècles.

Aussi, comme l’explique l’historien Achille Mbembe : « […] pour le raciste, voir un Nègre, c’est ne pas voir qu’il n’est pas là ; qu’il n’existe pas ; qu’il n’est que le point de fixation pathologique d’une absence de relation […], une opération de l’imaginaire, le lieu de rencontre avec la part d’ombre et les régions obscures de l’inconscient. ». Autrement dit, une stratégie d’évitement consistant, pour l’esprit occidental, à tourner autour de cet Autre comme d’une chimère, véritable « tombeau de l’image »[3].

Un exemple : ce porteur sur lequel, au début du film, Zacarias tire comme par réflexe conditionné. Il traîne la patte ? C’est qu’il mijote un sale tour. Il court ? Je tire ! Avant de toucher du doigt, à travers le sang qui jaillit de son cou, ma propre culpabilité. Une scène d’agonie qui colonise l’esprit du coupable pour revenir le hanter plus tard, une fois prisonnier des villageoises. Un peu comme dans cette autre scène où, ironie burlesque, c’est maintenant Zacarias qui se fait tirer dessus.

«Y a bon», petit blanc ?

Bilan : jusqu’ici tout va bien. Le Mozambique et, au-delà, l’Afrique, ce continent d’Histoires si longtemps niées, demeurent pour Zacarias une rencontre ratée, une parfaite non-découverte, un détournement du regard.

REFLETS DANS UN ŒIL FAUVE

Le Double, ensuite, c’est ce déserteur de l’armée allemande qui apparaît à Zacarias dans une scène tout droit sortie d’un western.

Réintroduit dans sa chambre d’écho par sa rencontre avec cet autre muzungu, Zacarias n’est cependant plus tout à fait le même après son séjour chez les villageoises. Vêtu d’un pagne et se mouvant tel un enfant « sauvage », les sens en alerte, il vient de croiser le regard d’un Lion, et semble s’y être reconnu. Ou bien soumis ? À moins qu’il ne s’agisse-là d’une allégorie de l’Afrique, aussi indomptable que la bête en l’Homme ?

Quoi qu’il en soit, le résultat est le même : la rencontre du Portugais et de l’Allemand se fait sous le signe de la lutte. Pourquoi ? Pour la possession d’un fusil qui, tel l’os de 2001 : L’odyssée de l’espace [Stanley Kubrick – 1968], semble réveiller en Zacarias tous les réflexes du « civilisé ». La lutte en question ne dure pourtant que l’espace d’une seconde. Mais cette seconde, que le montage sonore précipite en une cascade de percussions, semble valoir des siècles : ceux qui font et défont les civilisations.

Comme dans le regard du Lion, Zacarias et le déserteur allemand en viennent par la suite à se reconnaître l’un dans l’autre. Et pour cause, se tournant le dos au pied d’un acacia servant d’axe de symétrie, ce sont visiblement les mêmes, l’un reflétant l’autre dans le miroir tendu par la stricte scénographie de la guerre (d’un côté ou de l’autre du canon). Et plus ils le nient, plus ça crève les yeux.

Autre manifestation de cette gémellité manichéenne liant Zacarias à son meilleur ennemi : cette scène où ils tombent sur les restes d’un village calciné ; et où l’horreur du charnier les inquiète moins que de savoir qui, des Allemands ou des Portugais, a ainsi osé « fourrer son pieu » dans le lupanar de l’autre… Preuve qu’à cette époque, il en va en Afrique comme à Las Vegas : tout ce que s’y passe (beuverie ou massacre) y reste.

D’où tu parles, camarade ? Du bon côté du canon.

Cela dit, si l’Allemand n’est plus dupe depuis un bail, son mime, Zacarias, est plus affecté qu’il ne le laisse paraître. Sans doute parce que lui se croit encore, pour quelques seconde de film, du bon côté de l’Histoire. Or, bien entendu, d’un point de vue global, décentré de cette Europe ayant fait du reste du monde sa province avant de l’entraîner dans son suicide apocalyptique, pas plus le Portugais que l’Allemand n’est de ce fameux bon côté.

Surtout, à travers cette démonstration d’ethnocentrisme crasse, Mosquito rappelle cette vérité contre laquelle ne cesse de se cogner son protagoniste : si les faits sont têtus (réalité du massacre), l’imaginaire est retors (son interprétation binaire jusqu’à l’obscène). Né pour l’essentiel d’une histoire des représentations, l’imaginaire n’est en effet jamais vraiment, totalement, absolument, nôtre. Comme si l’on avait en mémoire des images déjà vues. Lesquelles s’imposeraient à nous, orientant en direct notre appréhension de la réalité.

D’où cette question : que se passe-t-il quand le hiatus est si grand que le raccord ne se fait plus entre cette matrice (nos représentations) et les faits bruts (la réalité) ? En d’autres termes, sur qui on tire quand tout ce qu’on tenait pour acquis vole en éclats ?

POURQUOI J’AI MANGÉ MON PÈRE

Le Père, on y vient enfin, c’est le sergent Justino, version bonhomme du colonel Kurtz d’Apocalypse Now [Francis Ford Coppola – 1979] que retrouve Zacarias au bout de sa quête.

« La guerre est finie ! », explique le vétéran Justino au petit soldat sonné, presque déçu… alors même qu’elle se poursuit sous leurs yeux à grands coups de lames dans la bidoche du Boche.

Fait : une fois le dentifrice sorti du bouchon, impossible de l’y faire rentrer. Comprenez par-là le processus de brutalisation des hommes qui, doublement accoutumés à la violence (coloniale ET guerrière), ne savent plus que la décharger à la première occas’.

Fiction : la guerre serait finie. Et pourtant elle se déchaîne comme jamais aux yeux de Zacarias, déchirant la chair de celui avec lequel il avait fini par fraterniser (le déserteur allemand), et ce par la main de ses propres frères d’arme (les soldats portugais).

Portrait d’Ambroise Vollard, Pablo Picasso – 1910

Rembobinons. Après avoir appris à coexister, Zacarias et le déserteur allemand ont erré des jours durant dans la brousse, avant d’atteindre le lac Niassa (aujourd’hui Malawi), non sans croire un instant y reconnaitre la mer et avec elle la délivrance. Une nuit plus tard, pourtant, l’un était de retour parmi les siens mais comme un étranger, et l’autre troué comme une vulgaire baudruche. Rideau. Fin du spectacle.

Or le hiatus est justement là, et avec lui l’ultime étape du déniaisement pour Zacarias. Que le sergent Justino fasse de ce crime de guerre (parmi d’autres) un malheureux détail de l’Histoire, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase de l’absurde. Pour notre Candide, un mythe vient de s’effondrer : celui de l’exceptionnalité du « Blanc ». Et avec lui tout le prestige de cette Loi du Père auquel on donne son blanc-seing parce qu’il en impose d’abord, et ensuite seulement parce qu’on lui trouve des raisons.

Sauf que l’Allemand et le Portugais pissent le même sang rouge que le Mozambicain. Et qu’une fois leur portrait refait façon Picasso, c’est la même bouillie humaine : Narcisse version gueule cassée. Déduction logique, on aurait menti au soldat Zacarias : la civilisation ne serait pas de part ou d’autre d’une ligne imaginaire nommée race ou territoire. À en croire son expérience, elle ne serait que du côté de ceux qui tiennent le fusil.

De là à rétrécir le cercle de ses semblables à son seul nombril, et voir la « puissance obscure » tapie au fond de soi (le Lion) sauter à la gorge du sergent Justino, il n’y a pour Zacarias qu’un petit pas. Et pour le spectateur un grand saut dans le noir. De quoi accueillir les images d’archives qui suivent comme une lame de rasoir sur une paire d’yeux grands ouverts, sidéré que l’on est par cette horreur que, précisément, elles ne montrent pas.

Non pas que ces atrocités et leur déni soient une découverte. Mais force est d’être admiratif d’un cinéaste qui, là où tant d’autres restent coincés au stade de la déclaration d’intention, sera parti de ce qu’il y a de plus concret, sensoriel et muet (des paysages, un corps, un point de vue et d’écoute) pour en tirer une manière de film hanté, malade de l’Histoire.

Mathieu Faye

[1] Kong, Michel Le Bris, Grasset – 2017.
[2] Histoire de la nation portugaise, Yves Léonard, Tallandier – 2022.
[3] Critique de la raison nègre, Achille Mbembe, La Découverte – 2013.

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