La Petite lumière

LES ESPACES ET LES SENTIMENTS

VOISINAGE POUR UNE SOLITUDE

Prendre la place : sur une page, dans des cases, dépasser du trait, choisir la pleine page, agrandir l’horizon, le réduire au contraire, n’en montrer qu’une petite miette. La bande dessinée prend la place qu’elle se choisit, sur 35 ou 246 pages. Elle a cette particularité, dans ces possibilités d’espaces, du voisinage. Elle fait voisiner les éléments, les personnages, les couleurs au gré des pages tournées.

Qu’est-ce qui va voisiner avec le personnage de La Petite lumière, vieil homme reclus dans un village hissé sur des monts italiens ? Ce sera toute la question de ce voyage à ses côtés.

La solitude semble être dans un premier temps unique compagne de l’homme, assis sur sa chaise de jardin devant un horizon de réflexions, monts verdoyants pour une infinité de va-et-vient existentiels. Les jours et les nuits passent, et c’est surtout la nuit qui occupe les premières planches du nouvel album de Grégory Panaccione. La nuit est après tout le moment où l’on se retrouve face à ses propres divagations, sans personne avec qui parlementer, l’obscurité donnant peu de place pour d’autres spectacles.

Et pourtant dans cette nuit inaugurale, l’homme voit une lumière. Elle vient de la crête en face de sa maison, petite et ronde parmi les arbres. Mystérieuse. Prête à lancer un récit que l’on pense d’abord post apocalyptique, puisque le hameau est abandonné. Cette petite lumière va le faire se lever de sa chaise, le faire bouger de ses habitudes.

Elle va le faire un peu plus observer la vie autour, plus qu’il ne le faisait déjà. Les arbres, les guêpes, les hirondelles. Un chien errant qui va le suivre jusqu’à chez lui malgré ses pattes abîmées puis rester devant son portail, attendant toute une nuit. Dans cet album qui montre la douceur d’un quotidien, la lecture, la cuisine, le ménage, quelque chose attend sur le pas de la porte.

Comme dans tout bon récit de personnages, il y a un trajet. C’est ici bien sûr le cas avec cet homme poussé vers cette lumière, prenant sa voiture pour aller de l’autre côté, à la rencontre de cette lune mystérieuse.

« Il faut que j’aille là-bas… il doit bien y avoir une route, un chemin pour arriver là-haut ! ».

En lecteurs et lectrices attentifs, nous attendrons évidemment de savoir ce qu’il trouvera au bout de ce chemin. Les premiers déplacements le mènent vers quelques habitants du village – ah tiens, finalement il n’est pas seul – et certaines croyances à mettre en doute. La nuit et sa fenêtre découpée vers la petite lumière le remettent sur le droit chemin.

« Demain j’irai là-bas. J’irai voir ce qu’il y a à cet endroit-là ! ».
Et pour cause : une lecture, c’est un élan vers.

Enfin, après une route escarpée, il pénètre une maison de pierre et a la surprise d’y découvrir un enfant, occupé à d’importantes tâches ménagères. Lessive, préparation d’une tourte de pommes de terre, rigueur appliquée pour faire ses devoirs, des occupations qui ne sont pas celles d’un garçon de son âge. En trouvant le siège de la petite lumière, l’homme trouve également un nouveau voisin, lui aussi assiégé de solitude.

Sans en dévoiler trop sur ce petit garçon, on peut évoquer ce qu’il semble déclencher chez le héros. Il lui offre, par son statut propre, un vis-à-vis avec l’enfance, qu’il contemple depuis le seuil de sa maison. Si l’on n’aura a priori pas dans cette histoire de voile levé sur le passé du vieil homme, il y aura bien un retour à l’école durant quelques pages et ce, une nouvelle fois pendant la nuit.

L’homme est surpris par l’absence de lumière de ce bâtiment scolaire qui devrait pourtant en laisser s’échapper quelques rayons, s’il accueille des cours du soir. Des murs et des silhouettes sont dessinés sur l’obscurité pour ces scènes à l’école, comme un souvenir, une photo, une chose qu’on va fouiller et avec laquelle on dialogue de manière hasardeuse.

Il faut souligner ces profondes et belles planches noires créées par Panaccione : on a rarement vu cette couleur sombre, en bande dessinée, oser entourer un personnage sur autant de pages. Le vieil homme s’y découpe avec un soin égal, en même temps que l’œil du lecteur doit produire un effort supplémentaire.

Ce retour à l’école fait fortement écho à la scène d’un film découvert dans ce même début d’année 2024, au Festival du film fantastique de Gérardmer : When evil lurks de Demiàn Rugna.

Dans ce long-métrage, le héros cherche à éradiquer la source des contaminations qui ont envahi sa terre et les bourgs environnants – l’idée de voisinage occupe la narration, ici aussi. Retournant en catastrophe chez son ex femme, il retrouve ses enfants et, guidé par une ancienne professeure, est amené à retourner à son ancienne école, qui serait le lieu de résolution pour éliminer le virus qui s’empare des corps humains dans une grande violence.

Le héros pénètre dans la salle de classe et découvre des enfants encore assis à leurs tables d’écoliers. La poussière semble d’époque. Sous les planches d’une scène aménagée plus loin dans l’école, le personnage découvre un corps possédé par le démon. Le film amène l’idée du lieu d’épouvante comme lieu du trauma et espace intérieur, où l’on peut fouiller à la fois son passé et tenter de résoudre une crise vécue au présent.

L’école du soir de La Petite lumière n’a pas les mêmes enjeux pour les protagonistes mais va dans ce sens d’un lieu où convergent possibles souvenirs, projections fantomatiques, réunion mentale et parenthèse existentielle pour le personnage au centre du récit.

Évoquer la bande dessinée comme vaste espace du trauma et de la mise en résonance des solitudes fait penser à la belle série achevée en avril dernier : Elles d’Aveline Stokart et Kid Toussaint.

Dans les rayons jeunesse des librairies et médiathèques, dotés d’un graphisme « 3D » un peu trompeur de prime abord, les trois tomes de cette série utilisent intelligemment l’espace des planches et des cases pour nous raconter ce qui se joue dans la tête de Elle, jeune fille atteinte de troubles de la personnalité, changeant de comportement selon les situations et les humeurs.

Au contraire du noir profond de Panaccione, c’est de couleurs vives que se constitue cette série, illustrant notamment chaque personnalité de l’héroïne par une couleur de cheveux différente. Si la série suit une adolescente dans les couloirs du lycée, au gré des amis et des réseaux sociaux, elle se mue aussi en espace mental, particulièrement dans le tome 3 où toutes les Elles sont réunies dans ce qui ressemble à un univers parallèle de jeu vidéo, fait de plusieurs niveaux et d’épreuves à passer.

Le côté pop et coloré de la série n’empêche pas un vrai récit sur les troubles à l’intérieur de soi, avec une grande et épique conclusion montrant la réunion et l’explosion d’une identité clamant la beauté d’être complète.

Elles et La petite lumière partagent une même volonté de réunir les solitudes : deux façons passionnantes de faire du voisinage un récit en soi, la cohabitation entre les êtres formant un espace mental qui nourrit l’espace du quotidien, ce dernier étant illustré à la fois dans ce qu’il peut avoir de doux et de trouble.

SAUVER LES MURS ET PASSER LA PORTE

La maison en tant que foyer est soumise à rudes épreuves dans l’album de Grégory Panaccione : orage ou tremblement de terre, elle est cependant toujours vaillante au lever du jour suivant. Le grenier sommaire que dévoile le petit garçon au vieil homme semble comme chargé de choses qui ne se racontent pas.

« Voilà, maintenant tu as tout vu », lui dit-il en descendant l’escalier.

D’autres murs « à sauver » ont été vus en ce début d’année et semblent propices à rejoindre, un temps du moins, le récit raconté par cet album.

Le premier film de Sébastien Vaniček, Vermines, sorti en toute fin d’année 2023, parle d’un lieu auquel on s’accroche désespérément et duquel on ne veut pas partir. Kaleb est passionné d’insectes au point d’avoir fait de sa chambre un repaire de serres en tous genres auxquelles il prend bien soin d’apporter l’air et la lumière souhaités. Le jour où il ajoute une nouvelle araignée venimeuse à son bestiaire, c’est tout l’immeuble qui va peu à peu se voir envahi et acculé telle une zone en quarantaine.

Dans cette tour familière où il a toujours vécu, où la lumière de l’escalier a l’habitude de faire des caprices, Kaleb devra lui aussi passer le seuil, franchir les étages, retrouver dans son parcours un ami d’enfance, reparler avec sa sœur et se défaire de cette serre qu’il s’est créée depuis le départ de sa mère. Un premier film qui a bien compris ce qu’il fallait mettre sur le chemin de son héros pour l’aider à esquiver les embûches d’une terre pourtant familière et faire ainsi ses premiers pas dans le monde.

Zone acculée également dans le bel album de Chloé Wary, Rosigny Zoo, BD sortie l’été dernier : le chantier de démolition du site où quatre amis d’enfance ont l’habitude de multiplier les heures de danse a commencé. Il va s’agir de repousser les murs ici aussi : par le dessin, par l’explosion de couleurs et le mouvement des danseurs et danseuses en pleine page, pour dire toute l’envie de révolte et toute la force identitaire qui animent les quatre protagonistes de cette histoire. Être soi et être qui on veut même sur un terrain en friche, garder son chez soi malgré tout, en faire la soutenance sous forme d’une thèse, en faire des stickers et l’emporter ailleurs, taguer les parois pour surligner l’appartenance, rêver de hauteur depuis la cabine d’une grue…

Les belles révoltes sont les révoltes colorées de personnages choisissant de garder leurs propres terres à l’intérieur d’eux pour s’épanouir, faisant fi des murs démolis. D’ailleurs, deux cœurs palpitent dans les planches dont on parle ici : dans Rosigny Zoo, un cœur est choisi en illustration du logo de l’association des danseurs « Cœur 2 cité – On est ensemble » et dans La Petite lumière, il apparaît en transparence le temps d’une vignette sur le torse du vieil homme.

Si le monde de La petite lumière est ancré pierres dans la terre, c’est l’idée du passage qui domine en fin de lecture. Passer de sa maison à celle du voisin, aller au village, passer le sentier escarpé, retourner à l’école. L’album décrit la réussite de ce moment par un personnage devenant lui-même passeur, puisqu’il revient tendre la main.

L’album de Grégory Panaccione montre ainsi cette double oscillation de la vie que sont la peur et l’élan, oscillation qui traverse les belles œuvres et accompagne personnages comme lecteurs :

« – On ne peut aller nulle part, on ne voit rien.
– Viens. ».

Ce passage conté serait alors comme une illustration de l’expression « réussir son passage sur la terre ». Alors peut-être que La Petite lumière est le récit de ce moment là. Parce qu’il fait entrevoir ce qui a pu être avant, ce qui a pu avoir été chez le voisin, qu’il raconte un bout d’âge vécu, un bout de temps, une cafetière à l’italienne qui chauffe, une chasse d’eau qui tournoie, des étoiles.

Le récit d’un horizon que l’on observe comme jamais on ne prend le temps de l’observer dans ces vies contemporaines à mille à l’heure ; le récit de l’exact moment où les pieds sont doucement posés sur la pelouse et où les yeux voient la petite lumière, au loin. Précieuses sont les histoires des yeux qui voient toutes les couleurs des feuilles des arbres et toutes les couleurs de la nuit. Là où convergent les espaces infinis et intérieurs, et les sentiments.

Charlotte Bénard

La Petite lumière est disponible aux éditions Delcourt

Oeuvres citées dans cet article :

When evil lurks de Demiàn Rugna, sortie en salles le 17 avril 2024
Elles d’Aveline Stokart et Kid Toussaint – 2023 – Le Lombard
Vermines de Sébastien Vaniček – en salles depuis décembre 2023
Rosigny Zoo de Chloé Wary – 2023 – Éditions Flblb

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