« Lorsque j’ai découvert Heat, j’ai su immédiatement que j’écrirais quelque chose à son sujet. C’était une évidence. J’aime l’idée de rendre, l’idée qu’un critique soit avant tout une personne qui rend à une oeuvre l’émotion qu’elle lui a procuré. Heat fut un choc de tous les instants, et le cinéma de Michael Mann a continué de me passionner ».
Ce sont, de mémoire, les mots de Jean-Baptiste Thoret en 2014, lorsqu’il fut invité à l’espace Saint-Charles de l’Université Paul Valéry, à Montpellier, pour une rencontre avec les étudiants de Master en études cinématographiques. Décontracté, sans aucune notes sous le bras, l’homme de radio et essayiste déroulait une pensée limpide, en faisant autant de détours que possible vers des chefs-d’oeuvres méconnus du Nouvel Hollywood – dont le météore Electra Glide in Blue.

L’auteur en riait lui-même lors de sa présentation de l’ouvrage à la boutique Potemkine, fin 2021: ce livre sur Michael Mann est le premier qu’il a eu envie d’écrire, et il a mis presque vingt à émerger. Un aveu d’échec ? Au contraire, ces 340 pages transpirent l’érudition accessible, au même titre que les films de Michael Mann. S’il ne le dit pas ouvertement, comment ne pas penser, après une lecture aussi passionnante, que Jean-Baptiste Thoret a lui-même couru après le professionnalisme des personnages de Michael Mann ?
« Le rapport obsessionnel de Michael Mann à la question du professionnalisme apparaît d’autant plus passionnant que son oeuvre s’inscrit dans la tradition d’un cinéma de l’hypermaîtrise, comme l’est celui d’Hitchcock, de Welles, d’Antonioni, de Kubrick ou encore de Melville (…) De ce point de vue, Michael Mann est sans doute le plus professionnel des professionnels d’Hollywood. Mais aussi l’un des plus expérimentateurs. Mann n’a jamais fait mystère de son admiration pour Stanley Kubrick, qui fut celle d’un aspirant cinéaste pour un maître idéalisé, mais sans doute aussi pour une certaine idée d’un métier qui ne devient grand qu’à condition qu’il soit porté à son plus haut degré d’aventure et de perfection. »
Même lorsqu’il théorise des scènes-clés, l’auteur se maintient autant que possible au niveau des films pour décrypter leur replis. Au détour d’une longue partie consacrée à Public Enemies, le lecteur pourra ainsi découvrir ou redécouvrir la dromologie, soit la science de la vitesse croissante énoncée par Paul Virilio. Décrits ici comme des êtres prisonniers d’un monde qui va trop vite, d’un « flux » permanent – particulièrement dans Miami Vice-, les personnages de Michael Mann sont aussi mis dans une perspective légaliste, ses héros butant sur un monde moderne désincarné.

Alors qu’on pouvait attendre l’ouvrage sur le strict terrain du sensible, de l’émotion véhiculée par la modernité formelle de Michael Mann, Jean-Baptiste Thoret étend sa réflexion au-delà du sentiment de solitude existentielle qui émane des travaux du cinéaste, en démontrant que les lois asservissent ses personnages et leur territoire.
Cet axe prend racine dans les pages consacrées au Dernier des Mohicans, film qui « multiplie les âges de conflit qui opposent l’immobilité à la vitesse, l’authenticité au calcul, la parole donnée aux contrats de toutes sortes, le matérialisme au panthéisme, le rituel au protocole, la liberté de conscience à l’application inflexible de la loi, en un mot, Henry David Thoreau à John Locke ». Le besoin de se couper du « flux », de faire acte de « désobéissance civile », imprègnent et nourrissent Mirages du contemporain, sans jamais perdre de vue les longs-métrages eux-mêmes – y compris le superbe téléfilm Comme un homme libre, tourné à même la prison de Folsom.

Le perceur de coffres du Solitaire incarné par James Cann, premier film de cinéma de Mann, respirait la précision, le professionnalisme, qualités premières des personnages de Michael Mann. En cela, Mirages du contemporain réalise un exploit peu commun pour un essai : toucher du doigt ce qui fait la valeur intrinsèque des oeuvres décryptées. On sent de bout en bout que Jean-Baptiste Thoret met sa plume au service du cinéaste plutôt que l’inverse. Logiquement, il évite de ramener au forceps Michael Mann a sa propre idée du cinéma, de l’assujettir à ses utopies cinéphiles, et ouvre au contraire les portes de sa filmographie.
En langage clair, Mirages du contemporain fait honneur à ce grand cinéaste d’abord et avant tout parce qu’il retrouve l’équilibre entre travail d’orfèvre et intelligibilité qui caractérise son travail. Historien, documentariste et essayiste, Jean-Baptiste Thoret n’oublie à aucun moment qu’il s’attaque ici à un cinéma populaire, largement diffusé, aussi audacieux dans les faits qu’hollywoodien dans sa distribution. Un cinéma visible, un cinéma vu, mais pas forcément un cinéma observé, ce dont cet essai se charge avec l’acuité nécessaire.

« Si j’avais sorti ce livre il y a sept ou huit ans, il aurait été beaucoup moins intéressant », explique l’auteur. Le temps passé sur cet ouvrage aura été, en coulisses, nécessaire à sa maturation. Au fil de la lecture, la chose est plus évidente encore. Traquer en sa compagnie ces mirages du contemporain que rend sensibles le cinéma de Mann, c’est redécouvrir par l’écrit des oeuvres et des chefs-d’oeuvre que l’on connaît par coeur sur le plan émotionnel pour en lier les pulsations.
Le superbe montage/hommage à l’oeuvre de Michael Mann par Alexandre Gasulla.
C’est toute la beauté du cinéma de Michael Mann que d’avoir sur embellir son architecture intellectuelle pour viser le coeur et les sens du public. Et c’est toute la beauté de cet ouvrage que de serpenter dans cette filmographie sensitive pour, sans en briser le charme hypnotique, en souligner les échos politiques et en parcourir le squelette formaliste. Trouvant les mots justes sur la tension qui anime les personnages manniens, Jean Baptiste Thoret explore le gouffre qui sépare leurs actes de leur psyché, leur « programme vital » de leur « programme existentiel ».
Il fallait bien ça pour saisir l’importance de cette filmographie atmosphérique, planante, mais profondément structurée. Et si l’envie de revoir tout Michael Mann est irrépressible une fois l’ouvrage dévoré, on attend avec une impatience folle son Ferrari, sept ans après la sortie du mésestimé Hacker.
Guillaume Banniard
