Alphaville

Neuvième film de Jean-Luc Godard, Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution réunit à l’écran Eddie Constantine, Anna Karina et Akim Tamiroff dans un étrange polar de science-fiction, à la croisée de Metropolis, des univers orwelliens ou encore des dystopies de Huxley et de Bradbury.

Comme à son habitude, Godard s’attache à appuyer son film sur de nombreuses références philosophiques. Ces citations, si elles peuvent sembler parfois abscons et intellectualisantes, balisent un monde où tout n’est que technique, agencement et rationalité. Ainsi Borges, Nietzsche, Pascal, Eluard, Bergson viennent en renfort pour raviver l’âme des habitants d’Alphaville, dont la colère, l’amour et l’imagination sont exclus d’un système purement holistique. C’est bien la faillite de la technologie à intégrer l’existentialisme des êtres humains qui préoccupe Godard, reléguant les choix et le libre arbitre à des données de traitement que le système ne comprend plus.

Alphaville

Lemmy Caution est donc l’agent infiltré qu’il faut éliminer, un virus venu des pays extérieurs pour sauver ceux qui ne savent plus pleurer (sublime Anna Karina) et détruire Alpha 60 – le centre nerveux de la ville-machine. Le principe de cette quête évoque bien entendu Le Meilleur des Mondes de Aldous Huxley, où le malheur n’existe plus et où les chagrins se soignent à coups de soma ; un antidépresseur accessible par tous, tout le temps. Les émotions ainsi refoulées – ce qui n’est pas sans rappeler l’excellent Vice Versa des studios Pixar où la tristesse est inhérente au développement humain -, participent à la mécanisation des êtres et de leur comportement rendu prévisible.

L’autre grande référence est bien entendu 1984, surtout vis-à-vis de l’inquiétude que anime Godard quant à l’asservissement du langage sous le joug d’un monde technologique. Le langage étant la structure indépendante que les sémiologues étudient dans ses interactions avec la vie sociale et l’environnement culturel, il est une menace pour « la pensée libre » si un pouvoir quelconque le contrôle. C’est toute la problématique du Novlangue dans le chef-d’oeuvre de Orwell, où les mots vidés de leur essence et destitués de leurs schémas de pensée, se dissocient des concepts qui y sont rattachés. Ainsi cette crainte semble se vérifier aujourd’hui dans les relations politico-médiatiques qui ne cessent d’entretenir des discours propres à l’ère de la post-vérité.

Initialement le rôle du Professeur Von Braun, responsable du bon fonctionnement d’Alpha 60 devait être campé par le sémiologue Roland Barthes qui refusa le rôle. Ce choix de casting pourrait laisser présager la méfiance et par la même occasion l’ironie que Godard portait sur le structuralisme et la façon de penser le langage comme une chose observable à l’aune d’un système. Le cinéaste semble défendre dans Alphaville l’incohérence libertaire de la poésie, celle-ci étant pour lui le libre arbitre linguistique total, la seule forme capable de se désolidariser de tout quadrillage sémantique, et donc de tout quadrillage idéologique.

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Une vision que l’on retrouve dans les textes d’Antonin Artaud et particulièrement dans ses lettres à Jacques Rivière où il explique à celui qui refuse de le publier – à cause de « maladresses » et « d’étrangetés déconcertantes »-, qu’il est en « disponibilité de poésie ».

« Un homme se possède par éclaircies, et même quand il se possède, il ne s’atteint pas tout à fait. Il ne réalise pas cette cohésion constante de ses forces sans laquelle toute véritable création est impossible. Cet homme cependant existe. Je veux dire qu’il a une réalité distincte et qui le met en valeur. Veut-on le condamner au néant sous le prétexte qu’il ne peut donner que des fragments de lui-même. ? […] Je me rends parfaitement compte des arrêts et des saccades de mes poèmes, saccades qui touchent à l’essence même de l’inspiration et qui proviennent de mon indélébile impuissance à me concentrer sur un objet. Par faiblesse physiologique, faiblesse qui touche à la substance même de ce que l’on est convenu d’appeler l’âme et qui est l’émanation de notre force nerveuse coagulée autour des objets ». Même si Artaud fait ici état de sa folie, il ressent la création comme un abandon de la cohésion de ses forces, c’est à dire finalement, comme un geste pulsionnel qui outrepasse les limites du raisonnable et du tangible. N’est-ce pas ce que tente de démontrer Alphaville, en réapprenant aux individus à oser la folie de la mélancolie, de la poésie et de l’amour ? Il y a dans ce film, une vision bien plus romantique que sa forme théorique pourrait laisser paraître, comme souvent chez Godard.

La prépondérance de la poésie dans Alpahaville n’est pas un hasard, elle est pour JLG le fer de lance de la résistance, une idée renouvelée par Alejandro Jodorowsky dans son magnifique Poesia sin fin en 2016, un mantra dans les textes d’Alain Damasio (notamment dans ses nouvelles issues du recueil Aucun Souvenir assez Solide ou encore dans son premier roman La Zone du Dehors, dont les faits se déroulent étrangement en 2084). –

« Savez-vous ce qui transforme la nuit en lumière ?, demande Alpha 60 – La poésie, rétorque Lemmy Caution« .

Lorsque Natacha Von Braun lit les textes d’Eluard issus de Capitale de la douleur, la caméra de JLG se fait plus douce, rivée sur le visage des acteurs (et de la femme qu’il aime), à la recherche d’une humanité enfouie, d’une erreur qui viendrait dérégler la soumission programmatique à laquelle l’Homme se serait volontairement rangé, par souci d’optimisation et de productivité ou peut-être, tout simplement, par dépendance au confort matériel qu’il est urgent de saboter.

Jordan More-Chevalier
(texte initialement publié le 15/04/2015 sur Le Kinorama) 

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