Le Festival de Cannes laisse toujours son cortège de sensations diffuses, moins articulées que pulsées par les très nombreuses visions, foules de voix, corps, sons, lumières et gestes. Le mouvement est perpétuel, et l’ensemble devient une forme de monstre géant, dominé par des visages et des éclats particuliers. Cette année, c’était trente-et-un films, parmi lesquels quelques courts-métrages mais principalement des expériences longues, parfois trop ou trop peu. Mais quelle que soit la qualité de la sélection ou l’engouement du moment, le festival est toujours incarné de cette force sourde du cinéma, effective ou en sourdine. En 2017, il nous a semblé que la puissance était quelque peu étouffée, sinon timide. Pour autant, la vague de réflexions d’alors entraîne la torsion des convictions, déplace les questions, les pose différemment ou en fait naître d’autres, toujours plus aptes à répondre au grand problème déjà posé dans notre premier numéro en ligne : qu’attendons-nous du cinéma ? C’est cet engagement qu’il convient de traverser à chaque fois, à nouveau, pour ne jamais lâcher l’idée de la question, perpétuellement ouverte, inlassable dans sa capacité à supposer des réponses, les réinventer au moindre détour. Le Festival de Cannes représente cela pour nous, cet endroit charnière. Plutôt que de proposer une vue d’ensemble comme cela a pu être le cas les années précédentes, nous avons choisi ici d’apposer quelques ou beaucoup de mots sur certains de ces films, préférant à une analyse l’aspect vivifiant des sensations, souvent, en profondeur, marquées d’une intellectualisation silencieuse, en filigrane. Ainsi, sans distinction particulière entre la compétition officielle, la Quinzaine des Réalisateurs, la Semaine de la Critique ou l’ACID, il s’agit de faire chronique de ce temps passé et éprouvé à Cannes.
LES ÎLES de Yann Gonzalez (La Semaine de la Critique)
Je commence par un court-métrage parce qu’il est selon-moi celui qui tient le plus fermement son désir de cinéma, toutes compétitions confondues, aux côtés des deux premiers épisodes de Twin Peaks, de David Lynch. Leur intensité respective a plus ou moins fait événement et donc, scission par rapport au reste. Je suis étonnée de remarquer que, curieusement, l’un s’étend dans sa version intégrale sur 18h quand l’autre ne fait que 23 minutes. Comme si la série et le court-métrage pouvaient être, aujourd’hui, chacun dans leur spécificité sauvage, de nouvelles expériences, peut-être plus puissantes que celles proposées par le long-métrage.
Un regard.
La force qu’il charge tient à son apparition brute et vidée de sens. Tout commence et tout s’achève de ces yeux qui possèdent déjà ce qu’ils regardent. C’est un glissement progressif et un événement, le visage comme seul paysage. Une île, tremblante de ses formes, ébène ou ivoire, de chair et de sang, écorchée ou lisse – une île comme autant de corps soumis aux vents et à l’assaut des vagues. Des solitudes arc-boutées les unes vers les autres par le mouvement infatigable de l’eau, le devenir épinglé au cœur, tremblantes en dedans. Immobiles et inquiètes, déchirées par le désir.
Ils sont deux, puis trois, puis à nouveau deux, et bientôt des dizaines à regarder, à faire flamme de la passion de deux, puis d’une troisième qui s’approche, qui, l’instant d’un regard partagé, explose toute la distance pour que, seule à nouveau, le flux de deux, puis de dizaines, puisse voyager à l’intérieur et porter auprès des deux, puis trois par qui tout commence. Et à nouveau, bientôt, la sensation physique que cette danse pourrait durer l’éternité, que les îles pourraient en donner encore bien d’autres, dans ces décors désolés et errants, comme des océans où les vagues seraient les corps, où les ondulations seraient des râles. Ni avenir ni passé, seul l’instant, la manifestation pure et soudaine d’un dédale amoureux et cinglant, déchaîné par les circulations et les présences qui se contaminent, perpétue la grande ronde de la vie : dedans, dehors, dedans, dehors, et nous voici aussi célestes qu’ancrés au sol. Le mouvement est littéral, de l’intérieur d’une salle de théâtre aussi intimiste que factice au grand extérieur sans géographie ni racine, de cet espace venteux à la chaude chambre de jeunesse, les îles font rapt de tous les chaos et les sensations extérieures pour restituer la folie de l’autre en elles-mêmes. La musique et les lumières d’un cœur qui se déborde lui-même, les surimpressions d’un amour qui absente la différence et la sagesse de l’ordre, les lieux comme les tapisseries de soi et de tous ceux que l’on porte comme soi. La sensation ruisselante que tant que notre désir le voudra, le cinéma fera marcher des îles et se mouvoir les choses figées de nos vies.
Les îles se présente comme un instant, s’isole du temps comme une météorite. Tout commence par un regard, tout s’achève par des regards. Quelles histoires nous façonnent et nous magnétisent plus que celles de nos corps lorsqu’ils se rencontrent et oublient leur condition ?
TWIN PEAKS, THE RETURN de David Lynch (Séances spéciales)
Les deux premiers épisodes de Twin Peaks diffusés à Cannes cette année contiennent déjà, en germe, la puissance incontestable du reste de la saison, en cours mais déjà hallucinante et d’une puissance à peine descriptible.
Tout oublier. Faire sauter, une à une, les soudures du programme de la fiction, déplier l’innocence d’une conscience nue. Se confondre à cette île nouvelle où s’arrachent toutes nos certitudes, un endroit de tous les endroits, un territoire d’aucun rivage. Au bord d’elle comme d’un mystère, se sentir en perdition et exaltation de cette perte. Tout oublier, et laisser mourir une à une les vérités qui découvrent le monde. Sentir comme la déchirure est vive mais incroyable à souffrir : partout où l’on appuie, la sensation rayonne. De tous lieux et d’aucune origine, foudroyante et indistincte. Jouer le jeu de ce désir, de cet intervalle. Un creux qui se gonfle de tout ce qui, d’un bout à l’autre de l’idée, ne peut être véritablement saisi. Il est possible d’y entendre et d’y voir l’innombrable foule de puissances inarticulées et la filiation occulte qu’elles trouvent, là, dans cet espace hors du temps, qui n’est plus la main qui se lève et ne sera jamais la main qui s’abat. Jouer le jeu du désir, et rencontrer la chair. Saigner son impuissance, les mots se délitent, habiter son corps et faire le chemin de ses troubles. Tout est à sa place. C’est qu’il y a une force, maintenue à flots d’une irruption permanente et qui, partout répète : j’approche, je brûle. Elle s’engouffre dans la brèche, déborde et ravage, elle est : intense, pléthorique, aveugle. Elle exige l’abandon et triomphe du même geste, elle arrive et devient comme un univers pénétré de l’intérieur. Cette force, c’est l’amour. Tout est à sa place, et l’on rencontre les arbres, les peaux, les mers et les bêtes, les cascades effrontées et les brises incendiaires. On aspire les rivières, la lune nous avale. On a les cimes épinglées au cœur. Le plein se vide, et le vide se peuple, l’île marche et le feu se meut. Croire à tout cela plus fort qu’à nos propres vies. Face à Twin Peaks comme face à ce, ceux et celles qui hantent nos jours, perdre la raison et se faire infinis.
THE FLORIDA PROJECT de Sean Baker (Quinzaine des Réalisateurs)
La sélection de la Quinzaine des Réalisateurs était, cette année, la plus sulfureuse : du Carrosse d’Or offert à Werner Herzog jusqu’au rafraîchissant film de clôture Patti Cake$, des gestes désaccordés jalonnaient la programmation, non-compétitive, et peut-être, à ce titre, plus libre. The Florida Project était l’un de ces films, gonflé de l’énergie dénudée de l’enfance. Des cris aux courses folles, de l’errance non programmatique aux incursions mystérieuses de la narration, le film déroule un jeu auquel se prendre. L’expérience en est grisante : en banlieue de Disney World, The Florida Project rejoue cet entre-deux, en bordure du grand mouvement du parc, pris dans une forme d’agitation fébrile de l’attente, précaire et bouillonnante. Lieu fantasmé, territoire à inventer, le motel se gonfle d’un ensemble de fantasmes et de péripéties qui décalent sur lui le grand désir de Disney World, ailleurs invisible mais sensible. Chaque personnage en porte une représentation erronée mais puissamment palpable. C’est peut-être cela qui donne toute sa force à The Florida Project, cette capacité à rendre cinématographique un monde mythique et ses fabulations, à faire dérailler les attentes de la fiction sans que la croyance ne s’y perde.
Pauline Quinonéro et Déborah Biton