Kwaidan

Véritable classique du film d’épouvante japonais, Kwaidan se savoure d’un trait ou bien, comme le permettent les modes de visionnage contemporains, en quatre expériences distinctes afin de distiller toute la substance d’un objet filmique multiforme.

Pour comprendre la portée de ce quatuor filmique, il faut remonter aux origines des mythes que Masaki Kobayashi, son réalisateur, met en scène avec une certaine virtuosité. Étrangement, ce film révélé à Cannes en 1964 par le Prix spécial du jury tire  certes ses inspirations du folklore de la culture japonaise, mais la structure de son récit doit sa paternité à un auteur européen : Lafcadio Hearn.

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Lafcadio Hearn en 1889, par Frederick Gutekunst.

Journaliste et écrivain britannique s’installant vers 1870 ans à New-York, il y découvre les charmes de la culture nippone et porte une véritable fascination à l’empire du soleil-levant. Il tisse ainsi des liens avec l’ambassadeur du Japon et est invité en 1890 à devenir représentant de la presse anglophone à Yakohoma. En épousant sa femme Koizumi Setsu en 1896, il acquiert la nationalité japonaise. Il est par la suite nommé responsable de la chaire de littérature anglaise à l’université de Tokyo. En 1904 est publié sous sa plume l’ouvrage Kwaidan ou Histoires et études de choses étranges. La plupart des histoires sont directement traduites à partir de vieux textes japonais qu’il récolte avec méticulosité, mais aussi parfois recueillis oralement au gré de ses voyages.

Kwaidan est donc un film s’inspirant du folklore et des mythes japonais populaires recueillis par un écrivain britannique dans un livre mêlant étude des insectes, contes locaux et expériences personnelles… Les histoires ont parfois de belles manières de voyager à travers le temps, les mémoires et les langues.

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Le kaidan eiga (trad : films de fantômes), est une discipline à part entière dans le cinéma japonais. Elle connaît son apogée grâce à de grands réalisateurs tels que Nobuo Nakagawa (Horreur à Tokaido, Histoire de fantômes japonais…) ou Akira Kurosawa (Le château de l’araignée – même s’il s’agit d’une adaptation de Macbeth). La figure du revenant au Japon n’est pas seulement une apparition, elle est un fait naturel propre à la culture shintoïste, une projection d’un désir de vengeance ou d’une malédiction, une manifestation de la culpabilité et de la folie (comme dans le segment Les Cheveux noirs). Sa présence se retrouve dans les contes oraux, les croyances, mais aussi dans les textes et les estampes. Kwaidan, par son appoche, est un film traditionnel japonais destiné à être reçu et assimilé par le public occidental. Il participera à populariser le genre dans nos contrées, jusqu’au succès de longs-métrages comme Ring de Hideo Nakata et ses adaptations américaines.

Pourtant, Kwaidan ne se laisse pas regarder comme un film d’épouvante, mais plutôt contempler comme une jolie obsession dont les volutes colorées en ouverture invitent le spectateur à pénétrer un monde fantastique, où errent sans fin les âmes tourmentées. Presque entièrement tourné en studio, les décors et la lumière ravivent cette impression de rêve éveillé et fantasmé, préparant inexorablement l’objet horrifique comme la résultante d’une lente incantation menée par le réalisateur. Grâce à un processus filmique sublimé par des percussions omniprésentes qui annoncent la tension projetée, nous sommes constamment dans l’attente de l’apparition paranormale, tel un couperet qui viendrait nous délivrer de l’expectative.

Unique en son genre, Kwaidan présente dans chacune de ses parties une façon bien singulière d’aborder le thème de l’apparition spectrale. Les Cheveux noirs invoque, comme nous l’avons vu, la culpabilité du protagoniste. Il n’y a d’ailleurs a priori aucun fantôme sinon les hallucinations puis la découverte d’un cadavre, bien réel quant à lui. Ce corps en décomposition est la suite logique d’une certaine mise en scène de la putréfaction, processus entamé par Kobayashi dès le départ du samouraï et qui trouve sa résurgence dans l’apparition horrifique des cheveux de la défunte. L’amour délaissé se transforme alors en un cruel anathème.

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La femme des neiges, beaucoup plus théâtral dans son décor et sa réalisation, n’hésite pas à personnifier complètement le spectre, rappelant les codes plus familiers des films d’horreur occidentaux contemporains et ce, malgré une scénographie toute particulière, qui évoque tout le lyrisme pictural des arts nippons. Il est aussi question d’y interroger la beauté pure de l’éternelle jeunesse, qui malgré la fascination qu’on lui porte, cache derrière elle une promesse maudite faite aux démons.

Hoïchi sans oreilles est certainement le récit le plus épique, caractérisé par une scène d’ouverture dont l’apparition magistrale des vaisseaux de guerre Genji et Heiké rompt avec les trois autres parties plus intimistes, centrées sur quelques personnages. Elle débouche sur un combat chorégraphié exécuté à la perfection à travers la mise en scène d’estampes. Ce véritable récit de guerre, dont le chant ressuscite pour un temps les fantômes égarés, précède l’apparition des esprits vaincus qui demandent à celui, incapable des les voir, de conter à nouveau la bataille. Point d’horreur ici, sinon la volonté des morts de vivre éternellement dans les fresques et les mélodies des mortels, le culte des ancêtres étant fondamental au Japon… En essayant d’exorciser la présence des âmes tourmentées par l’apposition de sutras, Hoïchi y perd ses oreilles et est condamné à jouer éternellement l’infortune de ceux qui périrent tragiquement au combat.

Enfin le quatrième et dernier tableau, le plus mystérieux d’entre tous et intitulé Dans un bol de thé, clôture la série par un conte inachevé, où l’apparition effrayante d’une âme terrorise les mortels qui l’aperçoivent dans le reflet de l’eau. Il s’agit certainement du plus effrayant des récits réalisés par Masaki Kobayashi, car il laisse le spectateur dans le doute, questionnant l’écriture même du conteur et ne donnant ni raison ni explication à l’apparition de ce visage insondable. Cette dernière partie interroge-t-elle celui qui contemple son âme ? S’agit-il de la malédiction du conteur piégé par ses propres histoires et condamné à se battre contre son propre reflet ? La vérité serait-elle finalement la plus anxiogène des manifestations ? Point de réponse ici, sinon le choix laissé au spectateur et une ouverture réflexive sur le processus de création.

Jordan More-Chevalier

 

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