Quelles sont « les stratégies de la peur dans le cinéma d’horreur » ? Étienne Jeannot analyse, dans un essai aussi dense que passionnant, les dispositifs servant d’incubateur à l’effroi dans les films d’horreur.
« Il existe autant de façons de faire peur qu’il existe de films. » Cette antienne ne vient pas seulement clôturer l’essai qu’Étienne Jeannot consacre au cinéma d’horreur. Elle est longuement effeuillée à travers l’examen attentif des stratégies mises en place pour faire naître l’angoisse et l’effroi à l’écran. Les deux termes ont leur importance : l’angoisse est une préfiguration, quelque chose de grinçant qui reste en suspens, tandis que l’effroi (ou l’horreur) en est la matérialisation, son accouchement, sa mise à nu. Titulaire d’une maîtrise en Arts de l’écran, l’auteur nous rappelle en guise d’introduction que la peur est un sentiment universel, primaire, tantôt phylogénétique (hérité de l’histoire des hommes), tantôt ontogénétique (hérité de son histoire personnelle). Citant le psychiatre Christophe André, il établit un parallèle intéressant entre les trois phases de la peur – anticipation, focalisation, remémoration – et l’expérience, mimétique, induite par le cinéma d’horreur.
Le processus d’identification n’est pas étranger à la peur ressentie par le spectateur. Il peut naître par attachement à un personnage, par la vraisemblance des situations mises en scène, par le caractère ordinaire des lieux ou des actions convoqués. L’auteur rappelle à dessein que des films comme Halloween : La nuit des masques ou Vendredi 13 sont bâtis sur un postulat crédible (avant de s’en affranchir). Avec la suspension consentie de l’incrédulité chère à l’écrivain britannique Samuel Taylor Coleridge, il est même possible d’avoir peur devant des récits irréels ou fantastiques. Les outils employés par les réalisateurs pour engendrer l’effroi se distinguent par leur pluralité, leurs effets cumulatifs et leur faculté à créer la norme, ou au contraire à s’en écarter. Étienne Jeannot se penche ainsi sur le maquillage, les costumes, les éclairages, le montage sonore, les monstres humains ou déshumanisés, les effets visuels, esthétiques ou de mise en scène, les couleurs, les performances d’acteurs, les jeux avec le hors-champ, le smash cut, la symbolique du corps, le format utilisé (et parfois kinéscopé). Tout peut être mis au service de la peur, et c’est précisément ce qu’il cherche à démontrer au moyen d’exemples concrets, tirés le plus souvent de titres emblématiques du cinéma d’horreur.
L’épouvante en arborescence
Psychose et Massacre à la tronçonneuse s’inspirent de l’histoire réelle d’Ed Gein. La poupée Chucky en fait de même avec la poupée Robert. Comme le rappelle Étienne Jeannot, cette « réalité » inscrite au frontispice de longs-métrages horrifiques constitue déjà une tentative de troubler le spectateur. George Romero a une approche naturaliste à l’endroit des zombis. Les araignées et les serpents rencontrent nos phobies les plus intimes. L’immersion dans l’eau ou l’isolement nous placent dans une situation d’inconfort. « Les films viennent donc se servir dans de nombreuses peurs communes (…), gage certain d’efficacité. »
Freaks met en scène des acteurs souffrant au quotidien de difformité. Les comédiens de Alien ignoraient à quoi ressemblait le xénomorphe avant les premières prises de vue, ce qui a été de nature à renforcer l’effroi visible à l’écran – et hautement contagieux. Le Nostromo, comme l’indique Étienne Jeannot, s’appréhende comme un « ailleurs » angoissant, labyrinthique, métallisé, froid. Shining ou L’Exorciste exploitent la musique pour créer dès leur ouverture une atmosphère anxiogène. La bande-son, et le montage sonore dans un sens plus large, jouent un rôle déterminant dans l’étoffe horrifique d’un film. John Carpenter en a pris la pleine mesure, et ses propres compositions bercent notamment la cavalcade meurtrière de Michael Myers.
Destination Finale 3 (Glen Morgan, 2006)
Dans Destination finale, la peur se fait pressante – et omniprésente –, car le danger peut surgir de partout. Dans Saw, la souffrance diégétique est inéluctable, par la rédemption sacrificielle ou par la mort, tandis que dans The Thing, où règne le couple contamination/mutation (en plus de l’isolement géographique), chaque protagoniste devient une menace létale potentielle. Le Projet Blair Witch se sert des bruits nocturnes et d’une caméra embarquée pour terrifier les spectateurs en l’absence de tout monstre visible. Aliens, le retour met des radars de triste présage entre les mains des proies du xénomorphe. Les Dents de la mer présente un travelling compensé très suggestif ; Carrie au bal du diable, un split-screen symbolique ; Rec, un panoramique terrifiant dans un grenier ; Le Loup-Garou de Londres des effets spéciaux et des maquillages oscarisés ; Alien 3, une vue subjective aussi mobile que déroutante… Et, comme le note Étienne Jeannot, « pour (…) favoriser la création du hors-champ angoissant, il suffit par exemple d’éviter une multiplicité des points de vue qui agrandirait trop la vision, et donc rester notamment sur celui des personnages ».
Alien 3 (David Fincher, 1992)
Les stratégies de la peur dans le cinéma d’horreur est un ouvrage précieux, complet à défaut d’être exhaustif. Étienne Jeannot ne cesse d’y mettre en exergue et théoriser les procédés présidant à l’effroi. Brian De Palma déclare déjouer la logique de répétition pour surprendre le spectateur. Dario Argento et Lucio Fulci privilégient une construction narrative réaliste afin que l’horreur, quand elle advient, soit encore plus choquante. Les réalisateurs de films gores tirent profit de la monstration pure. Alfred Hitchcock sacrifie sa star dans le premier tiers de Psychose et conçoit une scène de meurtre où les variations de plans et les changements d’axe donnent le tournis, aujourd’hui encore, aux étudiants de toutes les écoles de cinéma du monde. Les vues subjectives et la shaky cam (« caméra tremblante ») de Evil Dead contribuent fortement à caractériser l’horreur que Sam Raimi cherche à véhiculer.
Psychose (Alfred Hitchcock, 1960)
Vampires, morts-vivants et fantômes impliquent d’ailleurs des peurs différentes : d’un côté, c’est la contamination qui est crainte, avec toutes les inconnues qui l’accompagnent ; d’un autre, c’est la possibilité d’être agressé par une chose que l’on ne perçoit même pas. Étienne Jeannot nous rappelle cependant que le monstre ne doit pas forcément relever du fantastique : une apparence de normalité bouleversée par le mal, un monstre humain (et présenté comme tel) peut donner lieu à une dissonance très inconfortable pour le spectateur. « Dans le cas des hommes, ce qui choque est bien sûr que l’horreur soit commise par des personnes normales (…) Les films d’horreur mettent alors en scène des actions qui transgressent la morale et qui, perpétuées par des Hommes, sont d’autant plus perturbantes. »
Quoi qu’il en soit, le cinéma d’horreur demeure un genre pluriel, inventif bien que très codifié, dans lequel tout ce qui concourt habituellement à la conception d’un film peut être employé à des fins d’effroi. Si le spectateur entre dans un monde qu’il sait peuplé de dangers, il reste cependant sujet à l’angoisse et à l’horreur. « En préparant le spectateur, dès l’entrée dans l’histoire, à se conditionner à la réception de l’émotion, les films d’horreur favorisent sa peur. » Il n’appartient qu’au(x) réalisateur(s) de tirer sur les bonnes ficelles horrifiques pour nous surprendre… et nous faire sursauter.
Jonathan Fanara