Chez Miyazaki, la frontière est en soi une idée poétique.
Pris entre le sol et la stratosphère, les pirates du Château dans le ciel n’avaient pour limite qu’une cité inatteignable, véritable légende tenue au secret par les nuages. Dans Le Château ambulant, une bâtisse faite de bric et de broc permettait, une fois à l’arrêt, de se déplacer d’un bout à l’autre du monde sans bouger, conséquence d’une porte d’entrée aux issues multiples. Enfin, contre l’avis de leur fille, les parents de Chihiro s’engouffrèrent dans un tunnel débouchant sur un monde qui leur est étranger. Tunnel que l’on retrouve sous une forme plus réaliste dans Ponyo sur la falaise, la fillette y retournant peu à peu à son état animal, urgence qui contraint le petit garçon à presser le pas jusqu’au bord de la mer.
Il faut un certain recul pour réaliser que ce film-ci a parfaitement sa place dans la filmographie du maître entre Le Château ambulant et Le Vent se lève, le premier entrechoquant des hommes et femmes prisonniers de divers maléfices quand le second se frotte à une réalité dépourvue de fantastique. Abreuvé de tableaux élégiaques, Ponyo… emprunte au Château ambulant son foisonnement visuel pour le ramener à un cadre quotidien, la conclusion de l’aventure montrant la fillette abandonner pour toujours ses pouvoirs magiques au profit d’une existence humaine. La transition est facile pour qui ne s’est toujours pas remis de la bouleversante gravité du Vent se lève, son héros désabusé y scrutant l’horizon sans y voir aucun chat-bus, aucune jeune sorcière ni le moindre cochon-pilote .
Ci-dessus : Odin und Brünhild (Ferdinand Leeke – 1890), tableau comptant parmi ceux commandés par Siegfried Wagner, fils du compositeur Richard Wagner.
Or, le film ne fait aucune allusion directe au conte d’Andersen. En revanche, le père de l’héroïne la nomme expressément Brunehilde au détour d’une réplique, soit le même patronyme que l’une des valkyries, ces vierges guerrières au service d’Odin, Dieu des dieux au sein des mythes nordiques. L’allusion verbale trouve un écho formidable lorsque Miyazaki exprime visuellement cette référence, lors de la transformation d’un petit poisson en mioche au gré d’une tempête. Peut-être la scène la plus spectaculaire jamais vue chez le cinéaste, passage dont l’impact est dédoublé par la douceur générale du film. Musicalement, enfin, le score de Joe Hisaishi confirme l’obédience mythologique du personnage en accompagnant cette même tempête d’accents ouvertement wagnériens, le compositeur de La Chevauchée des walkyries semblant alors propulser la petite Ponyo au sommet de vagues monumentales.
Un instant de grâce foudroyant, et pourtant une simple transition d’un monde à l’autre, cette frontière désormais abolie inspirant ensuite au metteur en scène une longue parenthèse domestique où Ponyo, le petit garçon et sa mère rentrent à la maison, sèchent leurs cheveux, préparent à goûter puis à dîner avant que Ponyo ne tombe de fatigue sur l’épaule de son bien aimé. Anodins en termes narratifs, ces instants sont le coeur de Ponyo sur la falaise, Miyazaki s’y montrant attentif à la moindre bouille souriante, au moindre geste innocent, alors même que les forces marines et terrestres semblent en conflit depuis toujours – témoin ce filet de pêche charriant un tas d’ordures qui ouvre le long-métrage. Écrit, dessiné puis animé à hauteur d’enfant, ce film-là est dépourvu de violence, de guerre et même de méchant, aucun personnage ne voulant, au fond, nuire à un autre.
Melancholia (Lars von Trier, 2011) / Ponyo sur la falaise (Hayao Miyazaki, 2009)
Cette candeur merveilleuse, bien réelle, n’en reste pas moins enracinée dans les questionnements du maître. Image terrifiante dont on trouve des échos jusque dans Melancholia deux ans après, le plan d’une lune gigantesque se rapprochant de la Terre en plein jour a de quoi sidérer, tout comme le phrasé de ce témoin et prédicateur, magicien ayant jadis renoncé à sa vie d’homme – en fait le père de Ponyo, qui suit donc un chemin inverse à celui de sa fillette. Miyazaki oblige, la clé du mystère est à chercher dans les figures féminines du récit. Dans le dernier acte, les mères de Ponyo et Sosuke tiennent une conversation dont le contenu reste inaudible, capté à distance. La déesse des mers y discutant en toute quiétude avec la maman, bien humaine, du garçonnet, on devine qu’en parallèle de ces couleurs éblouissantes et de la promenade des deux enfants se dessine un enjeu colossal.
Bercé par un univers éclatant où les espèces animales, le monde aquatique et des lois physiques permissives exhalent autant de grâce qu’une divinité sous-marine, Ponyo sur la falaise est une oeuvre fragile, et pourtant habitée. Lorsque la créature devenue fillette suite au raz-de-marée court puis enlace son petit prince, le cinéaste exclut la maman du cadre pour mieux l’inscrire en contrechamp dans un rétroviseur, laissant s’exprimer toute la tendresse du monde le temps d’un câlin interminable. Au cœur de son film le plus scandaleusement mignon et apaisant, Miyazaki cisèle ainsi un récit d’apocalypse où le salut de la Terre tient à un premier baiser. C’est rare, et bon sang, c’est magnifique !
Guillaume Banniard