« Il n’est pas étonnant que les philosophes français aiment tant Los Angeles. Elle a été si abondamment filmée, photographiée et stéréotypée que la relation entre l’image et la réalité semble aussi compliquée que l’un de ces bretzels à onze dimensions auxquels croient les théoriciens des cordes. »
La citation est de Mike Davis, auteur de City of Quartz [1990]. Mais elle résume assez bien Los Angeles Plays Itself [2003], passionnant documentaire enfin visible en France grâce à l’éditeur Carlotta.
THE ANDERSEN FAKES
Angelino jusqu’au bout des ongles, son auteur Thom Adersen insiste d’entrée de jeu sur la bizarrerie fondatrice de sa chère cité des anges : elle serait le produit, non pas de l’extension d’un vrai centre-ville vers ses périphéries banlieusardes, mais du branchement horizontal d’une multitude de « villages » se détestant cordialement les uns les autres, parce que chacun passé de nombril de son petit monde à simple « quartier » d’un tissu urbain sans queue ni tête. Sans parler du smog recouvrant le tout.
De quoi faire des rares cinéastes qui ont su filmer Los Angeles en respectant son intégrité spatiale, historique et (multi)culturelle l’exception à la règle. Car la règle ici, nous explique l’essayiste avec le ton désabusé d’un détective de film noir, serait la discontinuité et la falsification tous azimuts, en matière de développement urbain comme de représentations cinématographiques.
Ou comment, dans Cobra [1986] par exemple, George Cosmatos met en scène une course-poursuite en raccordant des plans enregistrés à 50 kilomètres de distances les uns des autres. Ou mieux encore : comment faire le portrait d’une L.A. (dite) Confidential [1997] en oubliant au passage que son « vice caché » faisait la une de toute la presse locale à l’époque que prétend reconstituer le film de Curtis Hanson…
Cette Los Angeles-là serait donc une chimère, une contrefaçon. Voire même un de ces pièges cognitifs où lorsqu’on prétend révéler la vérité – rhétorique complotiste typique – on descend en fait un étage plus bas au Pays des Merveilles.
Arrivé à ce point du film, tout cinéphile normalement constitué est tenté de répondre : mais c’est la magie propre au cinéma de sauter du coq à l’âne, et faire ainsi passer des vessies pour des lanternes, non ? Et pourtant.
163 minutes et plus de 200 extraits de films plus tard, Thom Andersen et sa monteuse Yoo Seung-hyun persistent et signent : si cette Los Angeles là existe, alors elle a plus à voir avec Disneyland qu’avec les vrais lieux de vie de ses vrais habitants. Du moins tous les invisibles (minorités ethniques, prolos, parias) qui ne zonent ni sur les plages de Venice Beach ni dans les collines de Mulholland Drive.
La preuve ? Ce que montre Los Angeles Plays Itself à travers cette fois ses propres images documentaires, c’est-à-dire une sorte de village témoin s’étendant sur des miles à la ronde. Faux MacDo ou road house abandonné aux airs de saloon de western, rangées de camionnettes blanches et autre matériel de tournage, signalétique absconse sauf pour qui fait partie du 1/40ième de la population travaillant pour l’industrie du cinéma : ne manquent plus que les mannequins, le frigo d’Indiana Jones et le compte à rebours avant explosion du test atomique.
Un fantasme de tabula rasa qu’Hollywood a en fait souvent assouvis. Trois genres en particulier ont ainsi fait de Los Angeles leur piñata cinématographique de service : le post apo, le film catastrophe et – genre moins distinct mais servant au fond le même défouloir – le film de bagnoles à tendance demolition derby. Et pour qui pensait la chose propre à la culture australienne, les extraits de La Grande Casse [H.B. Halicki – 1974], mètre étalon du genre, offrent un joli démenti.

PRINT OF THE (DUPLI)CITY
Alors quoi ? Colonisée, ravagée et finalement remplacée par sa doublure en carton-pâte, la cité des anges ?
Oui et non. L’exercice étant un brin lassant (et surtout très vain), Thom Andersen ne se contentent pas de marquer de l’infâme sceau « erratum » tous les films de « réalisateurs touristes » plus ou moins avisés qui ont contribués au simulacre – même si un certain nombre de totems cinéphiles prennent cher, soyez témoins !
Portait chinois d’une cité aux mille et un virages, Los Angeles Plays Itself est le film d’un archéologue des images qui se serait penché d’un peu trop près sur une anomalie spatio-temporelle. Une zone grise où, plus que partout ailleurs aux USA si ce n’est peut-être à Las Vegas, le « vrai » et le « faux » entretiennent des rapports consanguins.
Or c’est précisément là, lorsqu’il se fait enquête au cœur d’une spirale à la Sueurs Froides [Alfred Hitchcock – 1958], que le travail de Thom Andersen est le plus vertigineux. Qu’il s’agisse de déconstruire les multiples et contradictoires origin stories de la ville en interrogeant Chinatown [Roman Polanski – 1974] et Qui veut la peau de Roger Rabbit [Robert Zemeckis – 1988], ou d’autopsier un futur obsolète à travers Blade Runner [Ridley Scott – 1982], le film fascine.
Le fait que dans cette ville, de Downtown au canal de la Los Angeles River, on ne cesse de tourner des films[1], mais aussi de démolir et reconstruire des quartiers entiers. Deux entreprises – tournage de films et rénovation urbaine – qui se rejoignent de fait. Puisque dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de choisir ce qui sera et ne sera pas (ou plus) dans le cadre. D’où le grand nombre de relations que peuvent tisser un film et son décor.

Source : Anthony Poon
Prenez le célèbre Bradbury Building, cas sur lequel Los Angeles Plays Itself s’attarde un moment. Vénérable immeuble datant de 1893, Hollywood l’a investi un nombre incalculable de fois, notamment pour des films à enquête. Aussi, lorsqu’il devient en 1996 le siège du LAPD Board of Rights (les affaires internes de la police), la fameuse maxime « inspiré de faits réels » se retourne en son contraire : « inspiré de faits fictionnels ».

Source : Anthony Poon
D’autres fois c’est une bâtisse entière, édifiée en dur pour les besoins d’un unique film, qui est réemployée par les autorités municipales comme un stade olympique continue d’accueillir des compétitions après l’olympiade prétexte à sa construction. Ou, à l’inverse, c’est un site tout ce qu’il y a de plus réel auquel on prête pourtant une aura toute hollywoodienne.
Et puis, il y a tous ces lieux où l’Histoire du cinéma à imprimé sa marque jusqu’à en changer la toponymie. Là, l’escalier où Laurel & Hardy ont tourné The Music Box [James Parrott – 1932] est rebaptisé en souvenir dudit court-métrage. Ici, une rue porte le nom de Bette Davies ou Judy Garland, sans compter le célèbre Hollywood Walk of Fame bordant le non moins célèbre Grauman’s Chinese Theatre.
À cet endroit, qu’il renomme pour l’occasion « Hollywood Walk of Shame », Thom Andersen remarque d’ailleurs que si les empreintes de ceux qui ont fait du zèle (Ronald Reagan) ou « juste » donné des noms (Elia Kazan) à l’époque du maccarthysme sont encore bien présentes, celles de leurs victimes, non. La chasse aux sorcières, réalité de l’Amérique des années 1950, n’aurait pas imprimé les mémoires ici.
Et pour cause, à quelques exceptions près, le cinéma comme « enregistrement du réel » et Hollywood, ça fait deux.

WHO FRAMED ANGIE BABYLONE ?
Chapitré en trois gros blocs thématiques de presque une heure chacun (la ville comme décor, comme personnage, comme sujet), Los Angeles Plays Itself a cette vertu pédagogique de toujours aller du plus simple vers le plus compliqué.
De la fausse évidence vers son debunkage également, à commencer par cette idée que même un connaisseur tel que Jean-Baptiste Thoret a pu faire sienne : à Los Angeles, tout le monde se déplacerait en voiture – forcément, vu l’étalement de son territoire ! Une fatalité pourtant contredite ici, et dénoncée comme signe à la fois des œillères des uns (les privilégiés) et des difficultés des autres (ceux qui marchent ou prennent le bus).
Le problème du cinéma en matière de représentation de Los Angeles, sa difficulté à la montrer autrement qu’à travers des clichés serait donc une affaire de lutte des classe et de ligne de couleur ? Aux uns, les films reproduisant de part et d’autre de l’écran l’entre-soi de la middle class et ses paysages de suburbs à n’en plus finir ? Aux autres, quelques films estampillés « indépendants » comme s’il s’agissait, à l’instar du filmage en noir & blanc, d’un label bio par opposition aux produits plus industriels et formatés ?
Passant en revue certaines institutions de la ville comme les grands marronniers de sa représentation, Thom Andersen montre une réalité plus nuancée, mais pas moins contrastée par les effets du racisme, de la gentrification et des politiques de logements et transports publiques. En somme, tout ce qui fait qu’il y a d’un côté les Blancs et de l’autre les non-Blancs, soit les effets pervers de l’urbanisme et d’une forme de négation de l’Histoire.
Un exemple ? Bunker Hill, vrai point de repère historique dans la ville… jusqu’à son rasage et sa reconstruction sur le mode de la vitrine touristique. L’essayiste évoque ce ravalement de façade et surtout le lieu de vie qui l’a précédé. Un vrai point de repère dans l’histoire du cinéma aussi, des beaux jours où l’on y vivait bien à sa longue décrépitude, comme en témoignent, coté Hollywood, En quatrième vitesse [Robert Aldrich – 1955] et, côté cinéma indépendant, The Exiles [Kent Mackenzie – 1961].
D’où cette citation : « Bien que Los Angeles soit une ville sans Histoire, la nostalgie a toujours été dominante dans l’image que la ville a d’elle-même. » Un paradoxe que Thom Andersen pose aux deux tiers de son film, résumant ainsi la crise des années 1960-70. On commençait alors à chercher dans le passé de la ville le moment où tout aurait dérapé. Et pour tomber sur quoi ? « Forget-it, Jake, it’s Chinatown » ?
Thom Andersen ne voit pas dans la réplique culte du film de Roman Polanski une injonction à oublier. Au contraire, il y voit la recherche d’un péché originel. Et de fait, les candidats n’ont pas manqué : construction des freeways, abandon des services de transport en commun, politique de gestion de l’eau, corruption du LAPD… Même un film adoptant le point de vue hispanique tel que Sans rémission [Edward James Olmos – 1992] a proposé le sien, en l’occurrence l’épisode des Zoot Suit Riots de l’été 1943.
Sauf que ce mode de retour vers le passé est une autre contrefaçon. Qui cherche un péché originel (réel ou fantasmé) cherche en réalité un mythe fondateur, autre chimère. Ce à quoi Thom Andersen oppose donc dans les 20 dernières minutes de Los Angeles Plays Itself une poignée de films en prise directe avec leur espace-temps.

SOUTH OF COLORBLINDNESS
Leurs noms ? The Exiles (déjà évoqué plus haut), Killer of Sheep [Charles Burnett – 1977], Bush Mama [Haile Gerima – 1979] et Bless Their Little Hearts [Billy Woodberry – 1983]. Leur point commun ? Tous sont qualifiés de « néo-réalistes » en référence au cinéma italien de l’immédiat après-guerre, lorsque Roberto Rossellini et consorts plantaient leur caméra au milieu de paysages en ruines, au plus près du quotidien des petites gens.
Les petites gens, ici, sont Amérindiens dans le cas particulier de The Exiles et Afro-Américains dans tous les autres. Les paysages, eux, sont ceux du « Black Los Angeles », vaste zone du Sud-Ouest de la ville comprenant notamment les quartiers de Watts (où éclatèrent les émeutes de l’été 1965) et South Central (théâtre de celles du printemps 1992).
Terrains vagues où jouent les gosses, allées où circulent piétons et voitures lorsqu’elles ne sont pas en panne, friches industrielles et pères sans emploi, mères courage et flics qui rôdent : la matrice de ces films est documentaire. Sans fard ni misérabilisme, ils documentent le quotidien de populations partout ailleurs invisibles – ou représentés sous les angles exclusifs de l’émeutier et du gangster.
D’où la cruelle ironie qu’il y a à constater, encore aujourd’hui, que ces films sont eux-mêmes quasi-invisibles en dehors des cercles universitaires auxquels appartiennent leurs auteurs. Car oui, comme ne le précise pas Thom Andersen, tous sont issus de la UCLA Film School et tous font partie du mouvement L.A. Rebellion, qui rassemble une cinquantaines de cinéastes noirs.
Des cinéastes qu’on préfère nous présenter comme venant du Sud, au sens géographique (Burnett est originaire du Mississipi, Woodberry du Texas et Gerima est Éthiopien) mais surtout politique du terme. Et en un sens, c’est vrai, ces films sont par rapport à Hollywood ce que les pays dits du Sud représentent par rapport à ceux dits du Nord : la marge par opposition au centre, la contre-culture avant son ingestion par la pop-culture.
Mais ils sont alors aussi « du Sud » par rapport à Thom Andersen lui-même, l’universitaire, le critique de cinéma et l’auteur de films expérimentaux. Témoin de ce contraste, ce long passage, plus tôt dans Los Angeles Plays Itself, que l’essayiste consacre à l’architecture moderniste des villas dominant la cité : pour lui, l’usage qui en est fait par Hollywood (en les associant systématiquement à la criminalité en col blanc) semble tenir de la perversion si ce n’est du sacrilège.

Mais peu importe en fin de compte les propres œillères de Thom Anderson. Car à force d’arpenter Los Angeles comme une espèce d’architecture impossible, l’homme nous ramène paradoxalement à quelque chose de très concret, à savoir la banale diversité des paysages de Californie du Sud.
IT’S ALIVE !
Des paysages qu’on n’aura jamais cessé de faire passer pour autre chose qu’eux-mêmes, tel un monstre de Frankenstein. Il y a 60, 70, 80 ans, il suffisait d’aller autour de Los Angeles pour tourner un film se passant en Europe ou en Asie. Los Angeles, cosmopolite dans les faits, est une page blanche (et pas loin) pour Hollywood. Et devinez quoi ? Désert biblique, rizière du fin fond de la Chine ou vallée des Alpes suisse, aujourd’hui encore, ça passe crème !
Mais ces paysages, le 7e art les a bel et bien archivés, même si cette valeur d’archive et involontaire – à l’image de l’opportuniste Mack Sennett captant l’assèchement du lac d’Edendale pour les besoins d’une de ces fictions burlesques faites à chaîne.
Les films hollywoodiens et pré-hollywoodiens ont donc bien, à leur manière, fait office d’ « enregistrement du réel ». Si bien qu’un enquêteur tel que Thom Andersen peut aujourd’hui reconstituer des pans oubliés, ou du moins méconnus, de l’Histoire de la ville.
Bien dommage cependant que son corpus de films s’arrête à l’année 2001, et n’inclut donc pas ceux qui auront fait passer la cité à l’heure numérique – au hasard, Collateral [2004], Night Call [2014] et même Ambulance [2022]. Mais c’est un autre genre de bretzel…
En l’état, Los Angeles Plays Itself reste et restera donc sans doute pour quelques générations le film-somme qu’on n’osait espérer sur Los Angeles, la plus fascinante des Babylone modernes.
[1] Ce qui n’est d’ailleurs plus aussi vrai de nos jours où Los Angeles est régulièrement « doublée » par Vancouver ou Atlanta, comme dans The Nice Guys [Shane Black – 2016].

