Alors que son premier film continue de faire le tour des festivals, Marine Hébert revient avec nous sur la création Tomoe, chanbara ambitieux, 100% made in France, produit par Arthur Beauvois (H Rouge Productions), Selim Moundy et Luicle Vainstain (Chérubin Productions).
GENÈSE
Quel a été ton premier contact, en tant que spectatrice, avec le genre du chanbara ?
Lorsque j’étais étudiante en montage, un camarade de classe dont j’étais amoureuse m’a fait découvrir la saga Baby Cart de Kenji Misumi. Il s’agit d’une série de six films mettant en scène l’histoire d’Ogami Itto, un bourreau du shogun accusé à tort de complot contre son maître. Dans le premier épisode, il refuse de faire seppuku (suicide rituel) et choisit de mener une existence de déshonneur en prenant la fuite avec son fils Daïgoro qu’il trimballe dans un landau armé. J’ai tout de suite accroché à cette histoire de tueur à gages avide de se venger de ceux qui l’ont contraint à l’exil. Mais ce qui m’a le plus étonnée c’est la poésie visuelle des films. La mise en scène vous plonge dans une atmosphère à la fois onirique et macabre.

Après ça, j’ai continué à regarder des chanbaras (la saga Zatoichi, Le Sabre du Mal de Kihachi Okamoto, Hitokiri d’Hideo Gosha, etc.) et à fréquenter ce garçon. Aujourd’hui, nous vivons ensemble et il se trouve que le nom du héros de Baby Cart, « ogamiitto », est notre code wifi. La boucle est bouclée.
Comment est né le projet Tomoe ?
L’idée a commencé à germer en août 2019. Je faisais alors un stage volontaire de soin animalier à Maison Alfort avec un ami en reconversion professionnelle. Il arrêtait l’audiovisuel pour intégrer un BTS exploitation animale tandis que, de mon côté, je m’apprêtais à quitter Paris pour m’installer à Montpellier sans trop savoir ce que j’allais y faire. Nous passions nos journées à nourrir martinets, hérissons, pipistrelles, tout en faisant le bilan de nos années de vie à Paris.
On abordait nos désillusions vis-à-vis du milieu du cinéma, nos rapports à l’autorité et à l’idée de persévérance. Toutes ces questions infusaient dans mon esprit. J’avais envie d’écrire pour tenter de mieux comprendre pourquoi j’avais fantasmé l’idée de rencontrer des mentors de cinéma qui m’auraient tout appris, comment j’avais pu me laisser exploiter et parfois humilier par certaines personnes, et pourquoi je gardais malgré tout une envie orgueilleuse de faire du cinéma, au contraire de mon pote qui se voyait bien vivre dans le Larzac avec des chèvres.
J’avais donc ce magma thématique qui me tourmentait et qui me donnait envie d’agir en écrivant, mais je n’avais pas encore la bonne approche pour traiter ce petit bazar mental.
Dans le même temps, je suis tombée par hasard sur un article qui parlait « des onna bugeisha – ces femmes oubliées de l’histoire ». J’appris ainsi qu’il avait existé des femmes combattantes dans la caste des samouraïs mais que rares étaient celles qui allaient sur le champ de bataille. Elles étaient préparées à combattre, recevaient une formation exigeante, mais leur talent de guerrière ne pouvait s’exprimer que dans les limites de leur foyer. On attendait d’elles qu’elles défendent la maison et protègent les enfants en l’absence des hommes ; donc seules les veuves ou quelques rebelles pouvaient rejoindre les cœurs de bataille.
Ça n’a pas été le déclic tout de suite mais au fil des jours, en m’imaginant ce que pouvait être la vie de ces femmes et en faisant davantage de recherches, je me suis progressivement dit que je tenais là une métaphore intéressante pour traiter les questions qui me préoccupaient à l’époque.
Je repensais notamment aux quelques chambaras de la fin des années 1960 que j’avais vu précédemment. Au-delà de leur mise en scène lyrique bluffante, j’avais beaucoup aimé le traitement sombre de leurs sujets. Il s’agissait toujours d’une résistance face à une autorité institutionnelle injuste. J’avais l’intuition que l’on pouvait reprendre certains codes narratifs et esthétiques de ces films pour parler d’une résistance face à une autorité plus intime et familière.
Il y a aussi le fait qu’à cette période, j’écoutais beaucoup Nine Inch Nails et on peut entendre dans l’une de leur chansons, The Hands That Feed : « Will you bite the hand that feeds you ? Will you stay down on your knees ? » [« Mordras-tu la main qui te nourrit ? Resteras-tu à genoux ? » – NDR]. Je me suis appropriée ce dilemme qui est devenu la question centrale de Tomoe.
Quelle situation, ou image, t’est venue en tête en premier ?
L’article sur les onna-bugeisha que je mentionnais plus haut était illustré d’une photographie de combattante qui me fascinait assez. La jeune fille portait une armure imposante et fixait l’horizon avec un regard dur, qui contredisait son visage juvénile. Je pense que cette image m’a fait forte impression et m’a aidé à me représenter Tomoe.
Autrement, les premières situations que j’ai imaginées n’étaient pas nécessairement les plus intéressantes. On passe par beaucoup d’idées superficielles avant de trouver des scènes justes. Mais je crois néanmoins me souvenir que le duel final et ce qui suit avec le petit garçon s’est imposé assez vite.
Film d’époque et film en langue étrangère, ce sont deux gageures. Ne craignais-tu pas que ces aspects soient trop lourds à gérer ?
Au contraire, cela m’enthousiasmait beaucoup car je pressentais que cela me permettrait de faire de belles rencontres et de réaliser un film singulier. Mes craintes étaient davantage tournées vers le potentiel manque de financements, les conditions de travail difficiles et, enfin, les sacrifices artistiques que cela risquait d’engendrer. Au final, je ne me suis pas trompée c’est cet aspect qui est toujours le plus délicat à gérer. Mais j’ai été accompagnée d’une équipe extraordinaire qui a rendu le miracle possible.
Comment as-tu rencontré Yumi Narita, l’actrice principale ?
Quand vous tapez « actrice japonaise France » sur un quelconque moteur de recherche, vous ne tombez pas sur le profil de Yumi et c’est fort regrettable. Je l’ai donc découverte par hasard, au cours d’un festival, dans le super court-métrage de Sam Azulys : My Little China Girl.

Yumi y jouait une extraterrestre qui tombe amoureuse d’un graphiste paumé. Son interprétation m’ayant séduite, j’ai retenu son nom et demandé aux producteurs du film si nous pouvions contacter son agente. Une semaine après, nous nous sommes rencontrées en visio avec Yumi et ça a été l’évidence. En plus d’être une actrice talentueuse, Yumi a des qualités humaines très précieuses : elle est extrêmement honnête avec ce qu’elle ressent, rigoureuse, attentive, drôle aussi. J’ai tout de suite su que ce serait un plaisir et une chance de faire équipe avec elle.
ÉCRITURE
Tomoe s’articule autour de trois personnages : le vieil homme, la jeune femme et l’enfant. As-tu toujours pensé le récit de cette façon, ou as-tu choisi de réduire le nombre de personnages à l’écran par souci budgétaire ?
Ce trio est apparu très vite car c’était selon moi cohérent d’avoir peu de personnages pour traduire l’isolement de Tomoe dans cette histoire. Néanmoins, j’aurais adoré avoir beaucoup de figurants et des chevaux pour la séquence d’ouverture (scène où l’on découvre Tomoe enfant, perdue sur un champ de bataille) mais ce n’était absolument pas compatible avec notre économie de court-métrage.
Nous ignorons le passé, les origines de Tomoe. As-tu fait complètement abstraction de cette partie de son histoire, ou l’as-tu rédigée pour mieux la couper ensuite ?
Je n’ai pas éprouvé le besoin de raconter l’enfance de Tomoe à l’exception du moment de la rencontre avec son futur mentor Masaki, qui ouvre le film. Je n’ai donc jamais rédigé de séquence antérieure à cette scène mais j’ai tout de même imaginé un passé pour l’héroïne et pris quelques notes en ce sens. Nous en avons parlé avec les actrices qui ont interprété Tomoe enfant et Tomoe adulte (les épatantes Victoria Calzolato et Yumi Narita).
Néanmoins je suis restée assez vague, en particulier avec Yumi. C’est vraiment elle qui a fait tout le travail pour construire le personnage et le faire exister. Ses ressources sont restées un mystère pour moi. En fait, Yumi écoute très attentivement tout ce que vous dites, bosse dans son coin à la discrétion de tous et quand vient le moment de jouer, elle est immédiatement juste et tout le monde reste scotché. Ça c’est Yumi. Je n’ai aucun moyen de savoir si elle s’est servie, ou non, des quelques paroles échangées sur le passé de Tomoe.

La première et dernière ligne de dialogue du film sont identiques, « N’aie pas peur, petit(e) ». On ne sait si le cycle de domination et de violence décrit dans Tomoe sera perpétué, ou au contraire brisé, suite à cette réplique finale. L’ambiguïté était-elle voulue, ou as-tu un autre sentiment sur le devenir des personnages ?
Oui, c’est volontairement ambigu car j’aime que le spectateur se serve des indices disséminés dans le film et de ses propres émotions pour imaginer le devenir des personnages.
En tant que spectatrice, j’ai toujours une préférence pour les films qui m’impliquent et m’offrent une certaine liberté d’interprétation. Les films qui vous mâchent le sens et font tout le travail à votre place me paraissent infantilisants. C’est pourquoi il y a dans Tomoe, y compris lors de la résolution, certains aspects mystérieux qui invitent le spectateur à ne pas rester passif.
Pas un mot n’est prononcé pendant les deux premières minutes, où nous découvrons Tomoe enfant, qui erre seule dans la nature. Comment as-tu travaillé le cadrage et le sound design pour introduire ton univers au public ?
Pour cette séquence d’ouverture, j’ai d’abord réalisé un storyboard que j’ai présenté à Vadim Alsayed, le chef opérateur du film. Nous avons conservé cette référence mais notre découpage technique a dû être simplifié car notre temps de tournage promettait d’être très limité et nos conditions de travail complexes (cascade avec une actrice mineure, effets spéciaux de plateau, lieu de tournage coupé du monde à la merci des caprices météorologiques, etc.). Il fallait donc que l’on se prépare à couvrir la scène avec un minimum de plans sans que cela n’altère l’émotion ni le dynamisme requis.

Vadim et moi sommes rapidement tombés d’accord : le rythme allait être suscité par la forme et le contenu des plans, non pas par leur nombre. Nous avons donc choisi d’avoir recours aux mouvements : ceux produits par la caméra elle-même et ceux existant à l’intérieur des plans (les déplacements des personnages et les éléments naturels – fumée, feu, vent). Nous avons également tenu à ne jamais filmer à hauteur de regard et à valoriser la profondeur de champ. Ces partis-pris restaient parfois délicats à maintenir au vue de nos conditions de tournage, mais l’équipe s’est véritablement dépassée tout du long.
Quant au sound design, c’est un travail de postproduction qui a été réalisé par la monteuse son (Valérie Deloof) et le mixeur (Matthieu Langlet). Nous avons également eu la chance de pouvoir enrichir la bande sonore de bruitages réalisés par Florian Fabre, et par une musique composée par Valentine Duteil.

C’est la combinaison de tous ces éléments qui nous ont permis de traduire l’évolution des émotions de Tomoe au fil de cette séquence d’ouverture. Nous voulions dans les premières secondes exprimer une ambiance mortifère et menaçante, puis un certain soulagement émerveillé lors de l’apparition du sabre. Ensuite, des sons lointains de bataille s’élèvent brusquement et sortent Tomoe de sa torpeur.
Alors qu’elle prend la fuite, une musique percussive accompagne sa course et nourrit un sentiment d’urgence. Puis Tomoe tombe nez à nez avec un samouraï et s’installe alors un climat sonore onirique, étrange. Matthieu a énormément travaillé pour trouver l’équilibre juste et le rythme adéquat. Cela a indéniablement donné beaucoup de relief à cette séquence d’ouverture.
MISE EN SCÈNE
Les toutes premières images de Tomoe m’ont ramené à celles de Martyrs (Pascal Laugier, 2009) : une jeune fille aux pieds nus, blessée, s’enfuit à l’extérieur, sans qu’on sache d’où elle vient ni ce qu’elle a subi. As-tu songé à d’autres manières de présenter Tomoe, ou au contraire, as-tu toujours eu en tête cette approche viscérale ?
J’ai imaginé plusieurs scènes d’ouverture possibles mais je me suis assez vite arrêtée sur cette version où la caméra suit les pieds nus de Tomoe jusqu’à ce qu’elle s’arrête devant le corps d’un homme mort. La caméra remonte ensuite le long du katana logé dans la poitrine du cadavre et l’on découvre alors le visage de Tomoe. Je souhaitais réunir dans le même plan l’idée de jeunesse et de mort et, aussi, raconter immédiatement la fascination de Tomoe pour le sabre.
À la 10ème minute, Tomoe s’entraîne seule sous une pluie battante. Débarrassée du regard de son maître, elle donne au public un sentiment de souveraineté sur son propre corps et ses gestes. Comment as-tu travaillé la mise en scène autour de ces quelques secondes, ainsi que l’entrée de champ du maître ?
Yumi Narita (Tomoe) et Gen Shimaoka (Masaki) ont tout d’abord suivi des cours de naginata auprès de Cécile Hamot (renshi française). Pour cette scène, nous avons donc établi ensemble la chorégraphie des gestes d’entraînement ainsi que le moment où Masaki intervient pour faire chuter Tomoe au sol. Mais notre principale contrainte pour le tournage de cette séquence était, là encore, le temps très limité. En effet, la fausse pluie était réalisée par des pompiers, qui pouvaient être appelés d’un instant à l’autre. Vadim et moi avons donc décidé de filmer la scène en quasi plan séquence jusqu’à l’apparition du maître et d’utiliser des travellings latéraux pour accompagner les mouvements de Yumi.
Pour l’entrée de champ de Masaki, Gen est tout simplement resté accroupi, caché dans les hautes herbes, jusqu’à ce qu’on lui adresse un top pour qu’il se lève tandis que la caméra n’était pas dirigée sur lui. Quand le travelling ramène la caméra dans sa direction, on découvre alors sa présence à l’arrière-plan sans l’avoir vu arriver.

Photographe : Louis Mikulic.
Comment as-tu dirigé tes comédiens au long du tournage ? Que leurs as-tu indiqué de faire et, aussi, de ne pas faire, pour trouver le ton juste ?
Je n’ai pas réellement dirigé les comédiens durant le tournage. Nous avons dû travailler si vite que je ne donnais que très peu d’indications entre les prises. Jane Campion a une métaphore assez juste pour ça : elle dit que travailler avec des acteurs, c’est un peu comme guider quelqu’un qui fait du vélo sans petites roues pour la première fois. En tant que réalisateur, vous devez surtout faire sentir aux comédiens que vous vous tenez derrière eux, prêt à les sécuriser en cas de chute. Reste que ce sont les acteurs qui roulent et qui trouvent seuls l’équilibre.
J’ai finalement été beaucoup plus directive durant la phase de préparation, en amont du tournage. C’est à cette étape que nous avons toutes et tous discutés du scénario. J’ai pu clarifier mes intentions, partager des inspirations, tandis que les acteurs ont pu faire des propositions et exprimer leurs sentiments à l’égard de leurs personnages. Nous avons ensuite joué tous ensemble lors de répétitions pour trouver les gestes, les déplacements, les expressions les plus justes et appropriés.
Et les acteurs ont également bénéficié de différents cours (naginata, taiko, cascade) pour préparer au mieux les différentes scènes du film. Je préfère toujours partir du corps et inviter les acteurs à essayer des regards et des attitudes plutôt que de leur renseigner des états psychologiques abstraits. J’ai le sentiment qu’un excès d’intellectualisation peut parfois encombrer les scénaristes comme les acteurs, c’est pourquoi j’encourage plutôt le travail physique.
RECOMMANDATIONS
Trois films à recommander à nos lecteurs, qui t’ont inspiré de près ou de loin pour Tomoe ?
Network, pour commencer. Les films de Sydney Lumet m’ont beaucoup inspirée dans l’ensemble. J’aime particulièrement sa façon de mettre en scène de longues séquences de dialogues durant lesquelles les rapports de domination et les valeurs morales des personnages sont mis à mal. J’y ai beaucoup songé pour la confrontation finale entre Kazuo et Tomoe, au point même de reprendre l’idée de disposer de petites lampes allant d’un personnage à l’autre pour étirer l’espace qui les sépare, comme dans la séquence où se rencontrent Ned Beatty et Howard Beale dans Network.
Il y a également Harakiri de Masaki Kobayashi. Le film contient notamment une magnifique séquence de duel qui m’a beaucoup inspirée par son rythme et son onirisme. Si l’on compare cette scène à celle du dernier duel de Tomoe, on peut trouver certaines similitudes, notamment dans la manière dont la musique intervient au milieu du combat.
Pour le reste, ce n’est pas très conscient. Des spectateurs voient des évocations à A Touch of Zen de King Hu, à Pat Garrett and Billy the Kid de Sam Peckinpah ou encore à Délivrance de John Boorman… Et ils n’ont pas tort, j’aime beaucoup tous ces films! Je me suis aussi nourrie d’inspirations littéraires et vidéoludiques, et de plusieurs idées que les autres membres de l’équipe m’ont partagé.
Tout s’est entremêlé, si bien qu’il est aujourd’hui difficile d’identifier des références vraiment évidentes.
Propos recueillis par Guillaume Banniard

