L’Ennemi Intime

Les « événements » d’Algérie demeurent tabou en France. Politiquement parlant, déjà, l’emploi des termes « guerre » ou « guerre civile » pour les désigner n’a été officialisé qu’en 1999. Cinématographiquement parlant, ensuite, les longs-métrages sur le sujet connus du grand public n’étant pas monnaie courante. Il y en a bien sûr, tels L’honneur d’un capitaine ou R.A.S., mais L’Ennemi intime, quarante-cinq ans après que l’Algérie a obtenu son indépendance, semblait arriver à point nommé. En termes politiques, mais avant tout en termes cinématographiques et humains.

Ce qui frappe d’entrée avec L’Ennemi intime est la continuité qu’il entretient avec les travaux précédents de Florent Emilio-Siri, la tenue visuelle de son film de guerre devant énormément à ses expériences passées dans le métier. Né et élevé dans le Nord-Est de la France par un père mineur, Florent-Eilio Siri signera un premier film dédié à cette profession, Une minute de silence.

Passé cela, sa carrière s’éloignera du réel à l’occasion de deux opus majeurs. Nid de guêpes tout d’abord, relecture officieuse du Assaut de John Carpenter qui coupa l’herbe sous le pied à son futur remake officiel, Assaut sur le central 13, du Français Jean-François Richet. Repéré par Bruce Willis après ce coup d’éclat, il s’en va aux Etats-Unis réaliser un autre film de siège, Otage, puis revient en France pour tourner L’Ennemi intime.

Thématiquement, il faut donc remonter à Une Minute de silence pour trouver chez Siri un film dont le contexte social dicte l’intrigue. Pourtant, la cohésion de l’ensemble ne cesse d’impressionner. Quand Otage, actioner atmosphérique, se clôturait sur un long travelling à flanc de colline, L’Ennemi intime débute par un survol jumeau des paysages de l’Atlas marocain – l’équipe n’ayant pas eu les autorisations pour tourner en Kabylie. Vus à la suite, on jurerait qu’il s’agit de la continuité immédiate du film avec Bruce Willis. Pourtant, cette fois, il ne s’agit pas de dramatiser un passage-clé mais d’exposer la topographie des lieux – le décor étant, plus que jamais chez Siri, une composante essentielle du projet.

Dans les faits, il n’est pas anodin que cette guerre d’indépendance soit surnommée « le trou noir » de la mémoire française. L’Algérie, et ce qu’elle représente pour la France, ont pris une toute autre ampleur avec la seconde guerre mondiale. La France et les Français ont eu la possibilité d’entrevoir ce que pouvait signifier disposer d’un empire colonial en temps de conflit, les ressources humaines que cela constituait. Certes, les soldats issus de l’Algérie française sont surtout de la chair à canon  pour l’Etat-Major, mais le corps civil sent qu’il y a autre chose derrière ces hommes venus de l’autre côté de la Méditerranée.

Florent Emilio Siri a sciemment choisi de situer l’action de son film à l’été 1959, période où la violence dans le département français est à son paroxysme – voir notamment l’opération Etincelle lancée dans le massif du Hodna. Il met en images les conséquences du plan Challe qui a pour but d’éliminer tous les membres de l’ALN (branche armée du FLN, le Front de Libération Nationale).  Le général Challe a succédé à Salan, principal artisan de « la guerre moderne“ fin 1958, et a élaboré un plan qu’il a mis à exécution dés le mois de février suivant sa nomination. Pour cela, 25000 hommes viendront s’ajouter au contingent sur place. 

Ces décisions accélèrent la prise en otage de la population civile qui est tiraillée entre la fidélité à la France et ses aspirations indépendantistes. En conséquence, personnages et décors n’existent pas l’un sans l’autre chez Siri, direction d’acteurs et direction artistique étant sur un pied d’égalité. Visuellement puissants, Nid de guêpes et Otage, malgré leur absence de velléités politiques, formèrent donc un tremplin pour L’Ennemi intime, Siri ne refrénant jamais ses envies de cinéma au profit du discours. Amoureux de narration cinématographique et fan de western (« le genre ultime », selon lui), il infuse à son film de guerre un sens esthétique évident.

L’aspect cauchemardesque des scènes de massacres n’a ainsi rien d’anecdotique. L’intérêt que Siri porte à son héros, homme dont les idéaux seront mis à mal, est un moyen de poser un regard global sur la situation. A travers le cas de Terrien, le film s’adresse à un peuple dans son entier. Si le film manie le suspense à diverses reprisesil cherche davantage à établir un sentiment de proximité. Le spectateur, en découvrant Benoît Magimel, sait à qui il a affaire et devint, à son contact, les tourments auxquels il sera confronté.

Cette position permet de partager les états d’âme de Terrien, humaniste engagé dans la pacification d’une terre dont il ne peut que constater la déshumanisation. Face à la cruauté, au plaisir sadique et à l’animalité de certains soldats, les repères moraux les plus solides ne pourront pas tenir. Néanmoins, au sein de cette armée française en Algérie, L’Ennemi Intime distinguer les appelés du reste du corps militaire. En effet, la perception du conflit diverge selon cette donnée. Les appelés, tels Terrien, Lefranc (formidable Vincent Rottiers) et les autres n’ont pas les mêmes réactions, ni la même formation que les militaires de métier (Vesoul, Dougnac ou encore Berthaud).

Le prisme de la fiction, chez Siri, n’est pas un moyen d’indignation facile. Donnant au conflit les images qui lui ont manqué à l’époque des faits, il y appose un réel souci d’immersion. La véracité du propos mis en images par le cinéaste tient en grande partie à la collaboration capitale du documentariste Patrick Rotman, qui s’est intéressé de près au conflit algérien dans toute son ambiguïté et son horreur. Il est l’auteur d’un documentaire homonyme indispensable sur le sujet, réalisé 5 ans avant le film de Florent-Emilio Siri et qui a beaucoup servi à sa préparation ; documentaire d’ailleurs présent sur le Blu-ray.

L’Ennemi intime met en scène la prise de conscience d’un peuple entier. Fier et honteux, donc divisé. Comment exécuter un soldat qui a combattu à nos côtés contre le fascisme dix ans plus tôt, qui nous a sauvé la vie et qui, aujourd’hui, combat pour son droit à la liberté ? Cette interrogation, incarnée par le personnage principal, se fait dans la douleur : celle de perdre un territoire sur lequel les droits semblaient jusque là incontestables (on n’ampute pas un être vivant de l’un de ses membres sans susciter de vives réactions) et de voir en conséquence sa position sur la scène internationale diminuée.

L’interrogation éthique soulevée par le réalisateur se situe dans sa façon d’aborder un conflit fratricide. Comment un homme, tout soldat qu’il soit, peut faire pour exécuter un ordre alors qu’il réalise l’hypocrisie, l’ignorance et les mensonges de ceux qui les donnent ? Comment continuer à accorder sa confiance à un Etat que l’on sert de tout son cœur et de toute son âme lorsqu’il est évident qu’il commet des exactions aussi inqualifiables que le camp adverse ? Lorsqu’il cautionne la torture envers un ancien concitoyen devenu ennemi, qu’il nie désormais son humanité et, ainsi, le condamne doublement ?

Le double discours de ces Institutions ne peut manquer de révolter une âme droite. Entre le Général De Gaulle qui vient de proposer aux algériens une autodétermination de complaisance et sa façon d’intensifier dans le même instant les opérations contre les rebelles, il est normal de ne plus savoir sur quel pied danser. Ici, la mission de l’appelé Terrien est de lutter contre Slimane, un chef rebelle redoutable, afin de l’éliminer. Ce personnage s’inspire très probablement du colonel Amirouche qui dirigeait la Wilaya III – homme qui a d’ailleurs été tué, ainsi que ses troupes, au cours d’une embuscade.

Siri braque volontiers sa caméra sur les visages. Acteurs ou victimes, de l’un ou de l’autre côté du canon, tous sont témoins. Cette importance accordée au regard vaut également pour le point de vue proposé. L’Ennemi intime assume le sien. Affrontant la violence, il la fait partager à son public par le regard désabusé de son héros, puis reprend ses distances en dessinant une Kabylie écrasée de soleil, de terre et de roc, accablée d’un ciel bleu et de peuplée de morts en suspens. Western anxiogène et film d’hommes pris entre deux feux, L’ennemi intime regarde dans le blanc des yeux les conflits qu’il illustre.

Guillaume Banniard et Muriel Cinque

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5 réflexions sur “L’Ennemi Intime

  1. Je viens de découvrir ce film et votre collaboration me trouble au plus haut point. Quelle résonance avec l’actualité de ce pays. Ah l’exploitation d’autres être humains et de leursr ressources, quel monde.
    Une horreur de guerre.

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  2. Ce texte est l’un des plus complet lus sur ce film.
    Cette évocation d’une brigade de chasseurs à pieds est d’autant plus importante en ces temps de guerres où la torture est quotidienne.
    Merci à vous deux

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