L’angoisse : la voir, la dire et la représenter

À l’occasion d’une séance spéciale de Take shelter au Caméo de Nancy, on s’assure de nouvelles choses encore nourries par ce film. On n’a pas oublié, depuis sa sortie en 2012, que la tempête est intérieure pour Curtis LaForche (Michael Shannon) et que Take Shelter est avant tout un film sur cette intimité.

Trois occurrences s’affinent avec ce nouveau visionnage :
voir, dire et représenter cette tempête intime.

Take Shelter – Jeff Nichols, 2012

En illustration du « voir », la scène où Curtis s’arrête sur le bas-côté de la route pour regarder les éclairs au loin : « N’y a-t-il donc personne qui voit ça ? », alors que sa femme et sa fille dorment dans la voiture. Il est un personnage seul spectateur de sa propre tempête.

En illustration du « dire », cette scène entre mère et fille : « Tu sais comment signer la tempête ? » demande Samantha (Jessica Chastain) à sa fille sourde. Et de lui montrer, à l’aide du poing, les signes pour dire « s.t.o.r.m. ». Cet échange amène l’idée de traduction, et avec elle, d’un chemin pour le partage et la compréhension au sein de la famille.

Une autre scène qui « parle fort », c’est celle où Curtis explose devant l’assemblée du Lion’s Club réunie pour un repas dans une salle des fêtes. Suite à son récent licenciement, les yeux sont lourds de jugement envers Curtis. Son ami et ancien collègue vient le provoquer.

« – Vous verrez ! Ce sera la plus grande tempête que vous verrez de votre vie ! ».

Curtis fond en larmes, en plan serré. Sa femme l’approche dans un geste tendre. Les autres sont dans le cadre, mais flous, out of focus. Curtis a cette figure d’annonciateur, comme un augure pour lui-même.

Take Shelter – Jeff Nichols, 2012

C’est formidable de revoir ce film sur grand écran, fin 2024, et de constater la modernité de son récit du sensible : tempête et pluies il y a bien pendant Take Shelter, mais dans une moindre mesure ; nous sommes surtout en présence d’un personnage qui essaye de faire part de son mal-être. La psychanalyse côtoie la tempête météorologique – Curtis prend plusieurs rendez-vous avec une professionnelle, se renseigne sur les maladies mentales. Il revient vers sa mère. Celle-ci réside en centre spécialisé, pour cause de schizophrénie. Il cherche les raisons de ses visions et cauchemars.

Devant Take Shelter, nous sommes en présence de deux nécessités : celle du personnage, qui doit voir et verbaliser la tempête en lui ; celle du film, qui déploie les outils nécessaires pour assurer son rôle de représentation du sensible.

Take Shelter – Jeff Nichols, 2012

Deux autres récits, tous deux sortis en 2024, partagent ces nécessités : la bande dessinée Elliot au collège de Théo Grosjean (le tome 3 est paru en septembre) et le film The Devil’s bath de Veronika Franz et Severin Fiala (sorti en salles courant octobre).

En écho à la scène mère-fille de Take shelter, la page 24 du tome 2 de Elliot voit sa mère lui dire, en soutien : « Epèle-moi « Eglantine » ». Elle continuera d’écrire la lettre que son fils a commencé pour l’aider à trouver la bonne orthographe. La parole est traduite, une nouvelle fois, par la mère.

L’angoisse est déjà dans le titre de The Devil’s Bath. Sauf que, à l’instar de Curtis dans Take Shelter, l’histoire d’Agnes, héroïne du film, est encore une fois intérieure, et par là terrassante.

The Devil’s Bath – Severin Fiala et Veronika Franz, 2024

Ce film sorti dans très peu de salles mérite autant d’être vu que Take shelter mérite, lui, d’être revu, notamment pour cet axe angoissé et la proximité que les récits entretiennent avec leurs personnages, leur finesse dans l’image et l’écriture.

Dans ce long-métrage estampillé « folkhorror », le poids de la communauté dans laquelle vit Agnes et celui des traditions empêchent l’existence de toute manifestation d’émotions. Les suicidés sont interdits de tombeaux, et si quelqu’un souhaite éviter l’Enfer, il doit commettre un meurtre afin d’être pardonné par l’église avant d’être décapité en place publique. The Devil’s Bath s’inspire de faits historiques datant du 17ème siècle où les suicidaires, craignant une damnation éternelle, commettaient un crime et se rendaient aux autorités pour exiger leur exécution. Ces crimes étaient commis principalement par des femmes, nous précisera le carton final avant le générique.

The Devil’s Bath – Severin Fiala et Veronika Franz, 2024

Des têtes tombent, on se repait du sang, et des corps pourrissent sur la terre. C’est une terre d’hommes et de femmes englués dans leurs habitudes, qui refusent l’intime, qui empêchent l’angoisse des êtres, la nient, la contournent, en l’enfermant dans des us et coutumes. Agnes, tout juste mariée, attend désespérément de tomber enceinte. Sa belle-mère lui conseille de ne jamais arrêter de prier, même quand elle cuisine. La parole ressassée des mots des autres, ici des psaumes ancestraux, noie la parole individuelle.

Or empêcher l’angoisse, c’est refuser l’individu et, dans le cadre d’un film, refuser le portrait. Le duo de cinéastes sauve Agnes : à l’écran, elle aura eu le temps d’être vivante. On parlait, juste avant, de la nécessité d’une représentation du sensible. C’est la force de ce portrait que d’avoir capté cette nécessité, comme d’avoir montré ses entraves –traditions, prières, passé des personnages, et cette malédiction qui débute et conclut le film. Le temps que celle-ci arrive, Agnes aura été vivante, elle aura été l’étang entier. A l’image de cet étang en beau plan d’ensemble qui la montre embourbée, les chevilles et le bas de sa robe dans l’eau, à vouloir devancer la pêche matinale.

Source de vie, d’eau et de boue.
Debout. En plan d’ensemble.

The Devil’s Bath – Severin Fiala et Veronika Franz, 2024

L’émotion trouve sa représentation, et c’est une bonne nouvelle : tempête dans Take Shelter de Jeff Nichols, transpirante via le portrait d’Agnes, elle est nommée telle quelle et devient personnage dans la BD jeunesse Elliot au collège. L’auteur, Théo Grosjean n’a pas peur de la mettre aux côtés de son héros Elliot, dans chaque case et parfois en pleine page – un cadre aussi grand que pour Agnes. En toute conscience, en forme et en couleurs, l’angoisse d’Elliot est une petite boule orange sur pattes qui lance de brèves phrases piquantes lorsque le garçon est en proie au doute, au stress.

Elliot au collège – Théo Grosjean, 2023 – 2024

Il est question de « voir » dès le premier plan de Take shelter où Curtis est dos à nous, mais face au ciel. Dans Elliot, il s’avère que le don de voir les angoisses est partagé par d’autres : surprise du garçon quand il s’aperçoit qu’Eglantine, sa camarade de classe, peut voir sa propre angoisse et celles des autres. Et que lui aussi devra affiner sa vision des autres : « Non, non, regarde MIEUX ! Sur ses épaules, tu ne la vois pas ? » (p.47, tome 2).

La confession juste se trouve dans les regards qui vont droit dans les yeux : à la fin de The Devil’s Bath, le prêtre est en hauteur et surplombe Agnes. Elle regarde presque les spectateurs et spectatrices dans les yeux pour dire les mots qu’elle n’a pu dire aux autres. La possédée par le « Devil » annoncé du titre serait donc une créature en pleurs ? En proie à un mal-être que personne n’a su ni nommer ni entendre ?

The Devil’s Bath – Severin Fiala et Veronika Franz, 2024

Portrait trop vif pour tenir dans un cadre engoncé, corps trop en attente de la vie pour cette terre de mort, l’espace d’Agnes est plus ample, il dépasse tout. La terre aride et noire possède des sous-couches qui grouillent de vers : un plan du sol terreux nous le montre brièvement. La jeune femme emprisonnera de sa bouche le papillon qui virevoltait autour d’elle depuis le début du film. C’est ce qui arrive quand les autres personnages empêchent une héroïne d’éclore. En revanche, le sensible a bien brillé, et quand le cinéma veut et réussit à raconter la puissance d’une femme en vie, son propos déjoue toutes les fins funestes.

The Devil’s Bath est un engagement contre tout ce qui enferme les mélancolies et donne au diable une toute nouvelle incarnation. Dans le même temps, Elliot met l’angoisse en couverture dans les rayonnages des bibliothèques, et Take shelter fait d’une tempête tout un film, faisant fi d’autres péripéties surnaturelles.

Ô joie que tous ces nuages de saison, car l’angoisse est bien synonyme de vivant : elle est autour, bruissant, jaune orangée comme la pluie qui tombe sur Curtis ou comme la boule à pattes d’Elliot. Consciente. Que dure encore longtemps ces nouveaux récits du sensible, qu’écrivent longtemps encore les auteurs et autrices qui font dire, nous font voir et montrent ce qui vit à l’intérieur de soi.

Charlotte Bénard

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