Redécouverte du cinéaste Yūzō Kawashima

Secret bien gardé du cinéma japonais, Yuzo Kawashima bénéficie d’un éclairage précieux chez l’éditeur Badlands qui sort en Blu-ray trois films du réalisateur, où brille la comédienne Ayako Wakao.

Le premier du lot, Les Femmes naissent deux fois, mélange l’immédiat après guerre et le récit d’une prostituée. Sous ses airs de film calme, Les Femmes naissent deux fois laisse rarement respirer le public : la multiplicité des personnages donne au film une vitalité inouïe, qui demande au spectateur une attention constante. La chose est rendue d’autant plus sensible par un montage en apparence classique, mais secoué d’expérimentations fécondes – un raccord entre deux plans nous fait ainsi passer sans prévenir d’une scène à l’autre, les personnages se mettant à dialoguer alors qu’ils ne sont pas dans la même pièce. Porté par d’excellents interprètes, Les Femmes naissent deux fois scrute avec intelligence le petit commerce des relations humaines.

Les Femmes naissent deux fois, 1961.

Nouveau portrait de femme, mais cette fois-ci en creux : Le Temple des oies sauvages est avant tout le récit d’un aspirant moine. Le jeune homme est sous la coupe d’un maître cruel, moine aguerri qui entretient une femme plus jeune. Le pouvoir de l’argent, comme dans Les Femmes naissent deux fois, est au coeur du Temple des oies sauvages. Toujours moderne dans son traitement, le metteur en scène mêle couleur et noir et blanc durant le générique d’ouverture. Le noir et blanc reprend ses droits pour le reste du récit, à l’exception d’un épilogue aux couleurs éclatantes et dont la mise en scène, jusqu’ici concise, jouit de mouvements de caméra heurtés, fendant la foule et les voitures autour du temple où vivaient jadis les trois personnages, et devenu depuis une simple curiosité touristique.

Un épilogue amer, mais l’intelligence du cinéaste n’a pas attendu cette conclusion pour exploser. Pour souligner les rapports de force entre le moine, son disciple et sa concubine, Kawashima place ainsi sa caméra dans des endroits incongrus : dans un placard d’où le public scrute une conversation ; dans une fosse septique, vidée à grand peine par le jeune homme ; ou encore au fond d’une tombe où, prenant la place du mort, le public est scruté par les défunts.

Le Temple des oies sauvages, 1962.

La Bête élégante, quant à lui, est le chef-d’œuvre du lot. Se déroulant en extérieur comme en intérieur, Les Femmes naissent deux fois et Le Temple des oies sauvages n’ont pas eu à composer avec la contrainte dont se joue La Bête élégante : le huis clos. Marque des grands cinéastes, Kawashima déploie dix fois plus d’idées sitôt qu’il dispose de dix fois moins de place ! Drôle, percutant, jubilatoire, La Bête élégante se déroule dans l’appartement d’une famille d’escrocs à la petite semaine, dont parents et enfants sont tous de mèche.

Durant 90 minutes merveilleuses, le réalisateur cherche et trouve les angles de caméra les plus surprenants, les plus stimulants, sans perdre une miette des dialogues que débitent avec bonheur sa poignée d’interprètes, jusqu’à une étourdissante – et rougeoyante – scène jazzy. Élégance supplémentaire, le cinéaste s’autorise quelques infractions au réel lorsque ses personnages montent ou descendent un escalier sans fin, dans des images qu’on croirait issues du génial Une Question de vie ou de mort de Powell & Pressburger.

La Bête élégante, 1962.

L’éditeur Badlands, en plus de copies restaurées flamboyantes, donne la parole à divers intervenants sur chacun des trois disques. Le danger de s’exprimer sur un cinéaste méconnu, c’est la tentation d’y poser un regard scolaire. Les éditions ont trouvé le compromis idéal entre pédagogie et passion. Ainsi, le cinéaste Christophe Gans présente le cinéma de Kawashima avec son enthousiasme habituel : « Quand on veut comprendre le Japon, il faut regarder du Ozu afin d’être dans la tête des hommes japonais, il faut regarder du Naruse pour être dans la tête des femmes japonaises. Avec Kawashima, on est assis au bar avec eux. »

La formule est particulièrement juste, la modernité affolante des trois films faisant preuve d’une connivence rare avec ses personnages. Stéphane du Mesnildot, ancien des Cahiers et insatiable du cinéma japonais, s’exprime en ces mots sur Les Femmes naissent deux fois : « Si on essaye d’interpréter le titre, les femmes naissent une première fois dans un monde d’hommes, et pourraient renaître si elles arrivent à en sortir. » Une qualité que l’on retrouve dans les trois films : des personnages prisonniers de leurs vices ou de ceux des autres, dont le public souhaite tout du long qu’ils s’en libèrent, renaissent, tout en prenant un plaisir monstre à les voir se débattre dans leurs microcosmes.

Les deux soeurs aînées de Kawashima sont mortes à 18 et 24 ans. Lui-même est parti à 50 ans d’une crise cardiaque, provoquée par son alcoolisme et son atrophie musculaire. Pour cause de soupçons de consanguinité, il n’a jamais eu d’enfant. En approchant ces trois films, le public profane (dont l’auteur de ces lignes) s’attendra à de belles curiosités. C’est le cas. Il aura espoir de découvrir des classiques méconnus. C’est le cas aussi. Mais Les Femmes naissent deux fois, Le Temple des oies sauvages et La Bête élégante sont si vifs dans l’interprétation et si virtuoses dans la forme qu’ils supportent un adjectif plus trivial et plus direct, loin du plan final, si mélancolique, de La Bête élégante : jouissifs.

« On compte pas moins de 236 plans au cœur de ce huis clos théâtral qu’est La Bête élégante. Il n’y a pourtant pas une seule reprise d’un seul et même plan, durant tout le film », souligne Bastian Mereisonne dans les suppléments. Y a-t-il plus belle manière de saluer l’inventivité folle, enfin célébrée, de Kawashima?

Guillaume Banniard

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