Sorti il y a fort longtemps (1992, une éternité pour le monde actuel !), Dracula demeure une œuvre paradoxale : si le film résiste au temps, c’est grâce à son affection d’un cinéma disparu.
Le titre original lui-même peut intriguer : Bram Stoker’s Dracula, ou Dracula d’après l’œuvre de Bram Stoker comme les Québécois le nomment. Façon de souligner que les responsables du projet ont souhaité revenir à l’histoire d’origine, et ainsi rester assez fidèles au livre de Bram Stoker paru en 1897.
Il avait fallu dix ans à l’auteur du roman pour peaufiner son œuvre, qui raconte comment le prince Vlad Dracul devient le comte Dracula. Le scénario de James V. Hart, responsable un an plus tôt du Hook de Spielberg, a été présenté à Francis Ford Coppola qui l’a ensuite produit et réalisé. Le film n’est donc pas né d’une initiative, ni d’une forte volonté de Coppola. Le cinéaste indique d’ailleurs en interview avoir réalisé Le Parrain III (qu’il ne voulait pas faire) et Dracula pour se remettre à flots financièrement après le flop du dispendieux Coup de cœur, qui a mis à mal sa société de production American Zoetrope, aussi connue sous le nom de Zoetrope Studios.

C’est ici que les planètes s’alignent pour la réalisation du film, travailler sous une relative contrainte financière obligeant l’équipe à faire preuve d’ingéniosité.
Coppola affectionnait dans son enfance les films d’horreur, dont pas mal portant sur les vampires. Son intérêt pour le projet Dracula est aussi accru par le fait que James V. Hart a rédigé un scénario vraiment proche du livre, faisant oublier des dizaines de films sur le sujet, des plus admirables aux plus dispensables.
Les personnages étaient caractérisés avec précision dans le roman épistolaire de Bram Stoker, et à la lecture du scénario, Coppola a souhaité que les comédiens aillent encore plus loin, qu’ils s’imprègnent du roman autant que du script. Aussi, il réunit les acteurs principaux un mois avant le tournage, chez lui, à Nappa Valley. Une lecture du livre en commun est organisée, ainsi que des répétitions très théâtrales, chose rare au cinéma – parmi les cinéastes contemporains de Coppola, Sidney Lumet eut recours à cette méthode. Coppola ayant commencé sa carrière au théâtre, le procédé n’a, pour lui, rien d’incongru.
Ceci a le double avantage de permettre aux acteurs de maîtriser leur rôle dès le début du tournage et de leur donner l’opportunité d’enrichir le script, qui évolue de ce fait tous les jours. Cet esprit d’équipe est d’autant plus favorisé que Coppola fait lire divers ouvrages à l’équipe, leur propose des films à regarder, organise des improvisations et même des jeux. Un de ces jeux consiste à disposer les comédiens en cercle afin qu’ils s’envoient et se renvoient des sons, des onomatopées… Amusant dans l’idée, mais rudement efficace en pratique pour que la confiance s’installe.
Anthony Hopkins, de culture anglaise, a l’habitude de tournages plus disciplinés et établis. L’interprète de Van Helsing a ici découvert une manière d’avancer plus incertaine, basée sur l’action, où le script mute au jour le jour, permettant de puiser sans cesse dans les ressources des acteurs. Hopkins dira même que c’est le film le plus intéressant sur lequel il a travaillé.

Une préparation plus volontiers psychologique est également de mise pour certaines scènes. Lorsque Dracula se transforme en énorme chauve-souris, Gary Oldman «prépare» ainsi les acteurs qui vont tourner face à lui : les collègues qui lui donnent la réplique ont les yeux bandés, et Dracula/Gary Oldman murmure à l’oreille de chacun, lorsqu’ils ne s’y attendent pas, diverses phrases effrayantes, démoniaques, tordues, perverses. Une sorte d’improvisation sensorielle validée par Coppola, lui qui a fait de la préproduction un grabuge organisé.
Gary Oldman sort logiquement épuisé de la préparation et du tournage de cette scène, comme du film dans son ensemble, qu’il considère comme un des plus éprouvants de sa carrière. Au-delà du rôle, qui nécessite un équilibre délicat entre cabotinage et retenue, l’acteur devait passer des heures entre les mains des maquilleurs, apparaissant à l’écran sous une dizaine de formes différentes.
La direction artistique et le design des costumes sont l’oeuvre de la grande Eiko Ishioka, à l’œuvre sur Mishima de Paul Schrader et plus tard repérée par Tarsem Singh, avec qui elle collabora sur The Cell, The Fall et Blanche-Neige. Également responsable de l’affiche japonaise d’Apocalypse Now, Ishioka se considérait sur Dracula comme chef décorateur, Coppola ayant décidé d’octroyer une part importante du budget aux costumes qui «seront le décor, et le décor sera l’éclairage». Un parti pris qui explique l’importance capitale des ombres, des «vides» noirs et de fumées qui le rapprochent de l’immense Citizen Kane dans sa volonté de rendre palpable les émois des personnages.

Le réalisateur et Eiko Ishioka vont ainsi retourner les attentes du public et créer leur propre univers graphique, fait d’idées très modernes. C’est tout un concept visuel qui va ainsi naître et croitre, avec pour référence centrale le célèbre tableau de Klimt, The Kiss. Ces costumes et décors extraordinaires vont côtoyer des effets spéciaux qui donnent un cachet tout particulier au film. C’est Roman Coppola, le fils du réalisateur, qui était responsable des effets spéciaux et également de la deuxième équipe de tournage.

L’époque où se déroule Dracula, fin 19ème siècle, est quasi contemporaine à la naissance du cinématographe, d’où un hommage marqué à celui-ci. Du fait d’un budget resserré, mais aussi par goût, le film est réalisé sans fond vert et sans effet numérique. Cette contrainte technique est source de l’ingéniosité et de la poésie noire qui se révèlent au fil du récit. Dracula, film excessif, mérite plusieurs visions pour capter dans le détails ces «effets naïfs», comme les qualifie le réalisateur.
La première équipe destinée à mettre en place les effets spéciaux a été écartée par Francis Ford Coppola, qui lui reprochait son manque d’imagination. Ainsi, Roman Coppola est libre d’exprimer à plein la sienne. Roman Coppola, pourtant très jeune, a néanmoins grandi dans l’univers de son père. Comprenant ses références passées, il va faire des merveilles avec des illusions magiques à la Méliès : tournage à l’envers (comme David Lynch sur Twin Peaks), décor penché pour tricher avec la gravité, caches pour exposer deux fois la pellicule afin de faire marcher des rats au plafond…
Quelques minutes de Dracula sont même réalisées avec une caméra Pathé de l’époque du cinéma muet appartenant au réalisateur, ce qui donne un effet vintage très marqué, bien en ligne avec l’hommage au cinéma des premiers temps. Afin de garder le rythme nécessaire à la manivelle, il fallait ainsi «chanter une valse dans sa tête» au moment de tourner ! Mais loin de chercher une fluidité absolue, Coppola va jusqu’à conserver quelques à-coups visibles, renforçant le lien avec les premières heures du cinématographe.

Dracula a été réalisé à 99 % en studio à la MGM, notamment dans l’immense piscine utilisée pour les films d’Esther Williams. Il fallait donc être malin pour donner un sentiment d’ampleur, de profondeur, d’où l’utilisation de décors en perspective. Revoir un passage comme la course de chevaux est une expérience impressionnante, lorsque l’on sait que tout a été fait en studio – scène inspirée d’un film de 1961 signé Mario Bava, Le Masque du démon, où branches d’arbres et faux éclairs composent l’essentiel des effets spéciaux.
Enfin, le voyage en train de Keanu Reeves vers la Transylvanie, qui joue le rôle de Jonathan Harker, est réalisé avec une autre technique ancestrale : des projections sur les vitres, puis sur le visage de l’acteur, la cabine étant elle-même montée sur ressorts pour créer l’illusion d’un mouvement ferroviaire.
L’ensemble de ces effets contribue à une étrangeté générale, qui nous plonge dans une monde inhabituel. Un important travail de story board (six versions différentes) a également contribué à la beauté du film. Le premier story board fut pensé à partir de tableaux de l’époque (Alfred Kubin, Jan Thorop, Henry A. Payne, Edvard Munch, Jean Delville, Klimt encore, Gustave Doré) que Coppola considérait comme des «échantillons» du projet Dracula. Bien que le story board évolue au fil des six versions, on remarque que le positionnement des acteurs demeure souvent similaire aux tableaux.
Œuvre singulière, Dracula l’est par sa technique de réalisation, sa direction d’acteurs et sa fidélité à Bram Stoker. Il s’en dégage une poésie, une beauté que l’on peut qualifier de post-gothique, comme était qualifié le roman de Stoker. Objet étrange, à la fois innovant et pétri d’influences passées, Dracula peut être rapproché de La Nuit du Chasseur – chef-d’œuvre de Charles Laughton lui aussi tourné sous contrainte et en studio – comme du séminal Nosferatu de Murnau.

Paradoxe magnifique, alors que l’ensemble des effets à l’ancienne qui bercent Dracula pourraient faire croire à un film passéiste, l’ouverture du long-métrage, qui présente le prince Dracula luttant contre les Turcs, est composées uniquement de silhouettes sur fond rouge sang, dans une composition simple et moderne à la fois.
Notons que la télévision américaine coupa parfois les scènes dans lesquelles Tom Waits, fabuleux, incarne R.M. Renfield, premier personnage qui va essayer de traiter une affaire immobilière avec le Comte Dracula, en Transylvanie. Il en revient complètement possédé, occasionnant des scènes très fortes et très belles dans un cachot. Tom Waits chantant lui-même plusieurs chansons, il est donc recommandé de voir la version complète, et non une des ces version tronquées.
Plus de trente ans après sa sortie, Dracula reste un sommet baroque, d’ailleurs couronné de succès puis lauréat de trois Oscar. Né de circonstances financières tendues, le long-métrage nous rappelle que dans ingéniosité, il y a «génie». Preuve de l’affection que porte le cinéaste à cette adaptation, il existe un très plaisant commentaire audio de Francis Ford Coppola dont l’écoute donne l’impression constante de revoir le film avec un ami passionné.

