Xavier Gens, réalisateur de Cold Skin

Présent à Lyon pour le 10ème festival Hallucinations Collectives, Xavier Gens nous avait accordé 90 minutes pour revenir sur son récent film d’aventures fantastique, Cold Skin – dont on espère vivement qu’il aura droit à une sortie en salles –sur l’arlésienne Vanikoro et sur sa vision de l’industrie dix ans après la sortie de son premier long-métrage, le très gore Frontière(s).

Au sujet de la créature de Cold Skin

«J’ai travaillé avec des espagnols, dont Arturo Balseiro qui s’était occupé des maquillages spéciaux du Labyrinthe de Pan. Ce sont des tueurs, certains parmi eux ont bossé sur au moins 3 saisons de Game of Thrones. On a visé un design simple, je suis allé voir des scientifiques pour savoir à quoi ressemblerait un humain qui évoluerait en amphibien. Visual Effects a dû faire 500 dessins préparatoires pour arriver au concept final, on a par exemple ouvert les côtes du personnage pour en faire des branchies. Afin de conserver un certain réalisme, l’équipe et moi-même avons viré des détails au dernier moment, comme une queue de poisson. Il fallait rendre la créature désirable, qu’on ait envie d’elle, qu’on ne la voie plus comme un monstre au fil de la projection.»

Au sujet du financement

«Splice de Vincenzo Natali nous a causé des problèmes pour financer Cold Skin. Sa sortie fut un traumatisme industriel car le film n’a pas marché. Artistiquement, sa fin avec les scènes de sexe fait très B movie contrairement à la première partie, plus sobre. On voulait faire Cold Skin comme un film de studio, ce fut impossible à cause de la prise de risque que cela représentait, on l’a donc réécrit en ce sens. Au départ tu fais un truc « trop » ambitieux, t’arrives pas à le financer, du coup tu allèges le projet. Il a fallu se rapprocher du film tel qu’il est aujourd’hui en entrant dans la bonne économie de moyens.»

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La bande dessinée Corto Maltese, source d’inspiration majeure de Cold Skin.

Au sujet des lieux isolés, récurrents dans sa filmographie

«C’est davantage une envie qu’une contrainte budgétaire, je ne suis pas trop attiré par les univers urbains donc je conçois mes films comme des invitations au voyage – voyage au bout de l’horreur avec Frontière(s), voyage intérieur avec The Divide.

Hitman, c’est une commande. On reste avec un personnage qui voyage mais qui, quant à lui, est isolé du reste du monde, très solitaire. Cold Skin est un film qui explore ça, cette fois en y mêlant ma passion pour Jules Verne. The Crucifixion que j’ai tourné avant Cold Skin, c’est le même délire : un héros isolé qui se retrouve confronté à des choses étranges. À cause de son parti pris atypique, The Crucifixion a du mal à trouver des distributeurs. Le film ne fait pas peur, il pose des questions, on se rapproche plus des bouquins type Chair de poule qu’on lisait étant mômes, agrémenté d’éléments matures.

Côté production, j’ai eu 100% de liberté sur Cold Skin et 50% sur The Crucifixion. On est donc plus proche de Hitman sur cet aspect. J’ai livré le film, maintenant à la prod’ d’en faire ce qu’ils veulent. J’ai été le pinceau pour faire les images, en suivant des instructions, ceci dit j’ai pu expérimenter des choses donc je n’en sors pas frustré. Ayant fait de la télé auparavant, je me suis bien mis en tête que je bossais pour un producteur. J’ai vu le film fini, j’en suis content mais il sera éloigné de ce que laisse penser la bande-annonce, le résultat ressemble plus volontiers à La Neuvième porte de Polanski. C’est une succession d’entretiens et de flash-back qui s’entremêlent, donc la forme est compliquée à vendre, pour moi c’est un thriller noir qui tombe dans le fantastique en dernier acte davantage qu’une bande horrifique.»

Au sujet de Vanikoro

«Cold Skin m’a permis d’explorer à petite échelle ce qu’on ferait sur Vanikoro, qui coûterait 30 millions. On pense même à le faire en série TV si ce n’est pas possible en film. Vous avez vu Lost City of Z ? On songe à faire Vanikoro dans ce style là. Formellement, on est content de Cold Skin et côté retour sur investissement, l’équipe est confiante tant les gens sont étonnés de voir ce qu’on a réussi à faire avec notre budget. Dans Vanikoro, je montrerai la Révolution française, les colonies. Le script a pour but de révéler – ou au moins raconter – ce que les livres d’histoire ne disent pas. On t’explique que la Révolution française fut l’affaire du peuple alors qu’il s’agit d’une révolution bourgeoise contre la monarchie.

Vanikoro traite de ça en toile de fond, en racontant comment le roi a décidé d’envoyer la plus grande expédition de l’époque – ça équivaudrait, aujourd’hui, à notre président qui en pleine crise, dirait : «Allons explorer Mars, le pays est endetté, donc nous allons envoyer nos meilleurs explorateurs pour nous en sortir». On est en banqueroute complète et tout le budget de l’État passerait là-dedans, ce serait complètement fou. Or à l’époque, ils y sont vraiment allés ! Et ça a été le plus gros échec de notre histoire, des bateaux ont même coulé.

Ferdinand de Lesseps, futur responsable de la levée de fonds pour la construction du canal de Suez, a fait partie de l’expédition. Il s’est arrêté à Macao et ils l’ont fait rentrer au bout de 3 ans de voyage en prenant tout ce qu’il trouvait en chemin. C’était en 1788, il a traversé pendant un an la Russie avec des traîneaux contenant tout ce que son a équipe a ramené, dont un traité attestant que l’Alaska était annexé à la France. Une vraie folie historique. Le temps qu’il arrive, la révolution avait déjà commencé, du coup ce qu’il a rapporté ne valait rien.

Mais repartons en arrière pour évoquer le personnage principal : Lapérouse. Cet homme savait que l’expédition représentait un suicide. Plus tôt, en 1780, il gagnait la bataille contre les Anglais dans la baie de Hudson, ce qui fait que le Québec est annexé à la France. Seulement, au lieu de massacrer les Anglais vaincus comme Louis XVI le veut, Lapérouse leur sauve la vie, il leur fournit des vivres et de quoi reconstruire leurs bateaux pour retourner en Angleterre. C’est vu comme un acte de bravoure par les Anglais qui décident de faire signer un traité de paix entre la France et l’Angleterre. Lapérouse est à la base de ça. Et Vanikoro commence sur cette bataille où, à l’entrée de la baie, une quinzaine de bateaux français attendent mille bateaux anglais qui passent et se font pilonner, couler les uns après les autres.

Ça, c’est l’ouverture de Vanikoro, donc on serait immédiatement dans un truc très épique, suivi par toutes les décisions que prend Lapérouse : le traité de paix en 1783 puis Louis XVI qui bannit Lapérouse du royaume car il se sent bafoué, trahi après que Lapérouse ait désobéi à son ordre de ne pas tuer l’adversaire à l’agonie. Ceci dit, Lapérouse a apporté la paix, ce qui lui donne le droit de vivre dans son manoir même s’il est banni de la cour. En plus, il est marié avec une créole, chose très mal vue à l’époque. C’est donc un mec hyper moderne pour son temps, d’autant que sa femme est enceinte.

En parallèle à ces événements, l’explorateur James Cook découvre plein de territoires pour les Anglais. Louis XVI, féru de géographie, apprend que ces lieux deviennent la propriété des British et que, par extension, le monde est en train de devenir anglais. Il réalise que le pouvoir se gagne là-bas et décide de faire tous les voyages entrepris par James Cook en un seul, convoque ses meilleurs marins, mais l’entreprise est impossible sauf pour un homme, Lapérouse. Il l’appelle donc pour lancer ce périple insensé qui regroupe tous les trajets de Cook, il explique sa mission à Lapérouse en lui rappelant qu’il sait ce qu’il a fait, qu’il se souvient l’avoir banni. Au final, il le charge de la mission en le prévenant que s’il perd un seul homme, il finira ses jours à la Bastille.

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Illustration de préproduction pour Vanikoro, par Jonathan Delerue.

Vanikoro sera un film francophone, ça m’intéresse d’aborder cette phase de notre passé absent des programmes scolaires. Et encore, dans ce que je vous ai résumé, je n’ai raconté que le premier acte. Viennent ensuite les autres étapes : départ de l’expédition, arrivée en Australie, débarquement de Ferdinand de Lesseps à Macao… Et le fait que l’Australie ait été découverte par James Cook deux ou trois jours avant eux.

En conséquence, Lapérouse décide de passer là où James Cook n’est pas allé, le truc c’est qu’ils essuient une tempête et que ses deux bateaux, la Boussole et l’Astrolab, sombrent. On n’a pas eu de nouvelles d’eux pendant plus de quarante ans. J’ai été faire de la plongée sur le site du naufrage, où tout avait été retrouvé, dont le journal de bord expliquant que Lapérouse a certainement survécu et organisé un campement avec 88 survivants sur plus de 200 marins.

C’est Peter Dillon, capitaine martiniquais fils d’un immigrant irlandais, qui est arrivé en 1828 et a trouvé l’île où ils se sont réfugiés, ainsi que les épaves – coulées dans le lagon, elles dépassaient encore de l’eau. Il a découvert deux mecs toujours vivants mais qui parlaient la langue indigène. Vanikoro était peuplée par deux tribus, des mélanaisiens et des polynésiens. Les mélanaisiens qui sont d’ailleurs connus pour leur culture cannibale mais qui ne sont pas… Comment dire… La culture cannibale telle qu’elle était à l’époque consistait à ingérer l’esprit de l’autre, on est dans cette version là du cannibalisme, néanmoins les gens les voyaient comme des sauvages. Les polynésiens, eux, sont des pêcheurs. Et les Français sont perçus comme des fantômes par ces deux tribus, ce qui génère des difficultés de communication et des massacres. Les Français voyant les mélanaisiens comme un danger, ils leur ont donné un bien qui est terrible sur cette île : le métal, matériau qui n’existait pas sur Vanikoro jusqu’à ce que les Français arrivent.

Tu regardes la courbe démographique de Vanikoro, en 1788 ils sont 6000 individus sur l’île et ça descend à 56 individus en 1811. Voilà ce qui s’est passé. Le film racontera ça, une première partie d’exploration puis une partie « survie » sur l’île. Quand tu vas à Vanikoro, tu vois qu’un pan de montagne a été brûlé, complètement déforesté. Cela date de 1793 lorsque les survivants du naufrage ont embrasé les lieux à la vue d’un navire – c’était le bateau du capitaine Dumont d’Urville, qui cherchait Lapérouse. Les survivants ont mis le feu pour se faire remarquer. Malheureusement pour eux, le capitaine raconte dans son journal de bord qu’il ne disposait pas d’assez de vivres pour faire l’aller-retour si loin, donc même s’il avait repéré ce point lumineux, ils n’est pas venu et ils ont fait ça pour rien.»

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Illustration de préproduction pour Vanikoro, signée Jonathan Delerue.

Au sujet de la durée de Vanikoro

«Si on en fait un film, trois heures. Plein de choses, d’anecdotes folles sont à raconter, genre Bonaparte qui est venu postuler pour le recrutement lorsque Lapérouse va voir ses futurs marins. Bonaparte a 18 ans à l’époque et il veut être engagé, or Lapérouse le trouve trop arrogant et le dégage !

Narrativement, c’est fabuleux d’avoir cette matière. Et c’est pour ce genre de petites choses qu’on se pose la question du format série. On a fait l’exercice de l’adapter sous cette forme avec le matériel qu’on a pour l’instant et il se trouve qu’on a de quoi faire trois saisons de six à huit épisodes. Ils ne partent en mer qu’à la fin de la saison 1, la série démarre au Québec jusqu’à l’épisode 3-4, ensuite tu arrives en France où s’articule toute la partie avec le roi ainsi que celle avec James Cook en parallèle, ce qui nous mène déjà à l’épisode 6 ou 7. La série parlerait donc de l’aventure d’un navigateur mais il se passerait pas mal de temps avant d’en arriver là ! En contrepartie, le show s’ouvre sur une bataille qui prendra bien deux épisodes. D’un côté comme de l’autre, c’est assez ambitieux, d’autant que l’on suivrait beaucoup James Cook qui a fini dévoré par des cannibales à Hawaii. Le naufrage de Lapérouse aurait lieu en fin de saison 2, puis toute la saison 3 porterait sur la survie des hommes échoués à Vanikoro.

Et on en revient donc au fameux lieu isolé qui parcourt ma filmo, avec cette partie survival. Tout bien considéré, on pourrait faire deux saisons rien que sur le voyage comme on a tous les carnets de bord à disposition. Ce que j’aime sur ce projet, c’est qu’on passe par trois univers différents d’une saison à l’autre. Le problème est que le fond de l’affaire ne concerne que notre histoire, ça reste très franco-français malgré la partie anglophone avec James Cook. Et Lapérouse, très peu de gens connaissent même si c’est une histoire énorme. Les américains ne sauront pas qui c’est tandis que si on lançait une série sur Napoléon Bonaparte, ça se vendrait plus facilement.

Avec un synopsis comme celui de Vanikoro, les retombées internationales sont moins évidentes, du coup c’est d’autant plus difficile de le faire produire en France. Par contre, je dis une connerie mais si par exemple Jean Dujardin était partant pour jouer Lapérouse, là de suite, le projet décollerait. Au moins si on se lançait sur un film, ce serait plus verrouillé, je prendrais moins de risques. Quelle chaîne, a fortiori en France, va se risquer sur trois grosses saisons ? Le danger est aussi qu’on me coupe les vivres après la première saison si ça ne marche pas.

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Illustration de préproduction pour Vanikoro, signée Jonathan Delerue.

Pour l’heure, je me concentre sur Cold Skin et The Crucifixion. Mais Vanikoro reste un projet auquel je tiens, ça fait dix ans que je suis dessus et c’est très bien comme ça, plus une idée prend son temps pour arriver à maturité, mieux c’est. D’autres metteurs en scène courent après les projets d’une vie, comme Guillermo del Toro avec Les Montagnes hallucinées mais Vanikoro, je sens que ça finira par se faire, sur grand ou petit écran.

Il y a dix ans, c’était à deux doigts de se concrétiser, j’avais 43 semaines de tournage prévues – ce qui est énorme -, on avait Andrew Mason (un des producteurs délégués de Matrix – NDR) à la prod, plus Richard Taylor (Le Seigneur des Anneaux – NDR) qui nous faisait toute la direction artistique. WETA avait déjà réalisé des trucs de dingue niveau design, on voulait construire de vrais bateaux façon Master & Commander. Aujourd’hui, quand je vois ce qu’on a fait pour Cold Skin, je constate que les coûts ont réduit de moitié pour ce genre de chose.»

Au sujet des personnages de Cold Skin

«L’importance allouée aux personnages secondaires était déjà dans le roman. Gruner par exemple, qui vit sur l’île depuis des années à l’arrivée du héros, est à la fois mentor et antagoniste, il fallait donc que sa relation avec le héros tienne du conflit autant que du respect mutuel. Il y avait toute cette évolution, présente dans le bouquin, à mettre en place : le héros est faible au départ, il a du mal à se battre puis gagne peu à peu en assurance. L’opposition entre sa modernité et le caractère rustre de Gruner, qui ne pense qu’à anéantir les créatures étrangères, était aussi présente dans le livre. Tout film fantastique qu’il soit, Cold Skin, en substance, raconte que l’Amour avec un grand A, notre capacité à aimer l’autre, est quelque chose de destructeur.»

Au sujet de la direction artistique de Cold Skin

«On a travaillé avec Gil Parrondo, production designer de Patton et Ces garçons qui venaient du Brésil. Il avait 94 ans quand on a commencé le tournage et il est décédé avant qu’on ne termine le film. Il avait une vision extraordinaire, Cold Skin a profité du savoir-faire de cette légende du cinéma espagnol.

On parlait beaucoup de John Milius (réalisateur de L’Adieu au Roi et Le Lion et le vent, sur lesquels Parrondo a travaillé – NDR), je voulais retrouver l’atmosphère de ses films, un truc à la Joseph Conrad (auteur de Au cœur des ténèbres, longue nouvelle dont Apocalypse Now est l’adaptation scénarisée par John Milius – NDR). J’adore aussi Hugo Pratt, il y a du Corto Maltese dans le personnage principal – le grand manteau, la posture de l’homme face à la mer, comme une peinture de Christian Wilhelm Ernst Dietrich.

Mes références tendaient plus vers la BD, la peinture et l’histoire, j’ai vraiment essayé de me dédouaner de toute source cinématographique. Les sept ans de maturation de Cold Skin ont fait qu’à un moment donné, j’ai pu penser mes références. Pas mal de grandes scènes étaient posées depuis le début, surtout les plus graphiques : l’introduction, le plan-séquence de l’arrivée sur l’île, les scènes d’attaque…

Il a fallu que ces passages soient plus ramassés sans que le long-métrage ne perde en ampleur, ce qui nous a demandé énormément de travail, d’où ces sept années de développement et le fait que Cold Skin soit nourri de références à d’autres médias.»

Au sujet du scénario de Cold Skin [SPOILERS]

«Les rapports dominant-dominé entre humains et créatures étaient déjà présents dans le livre, en plus violents – le monstre central y est même réduit à l’état de femme-objet.

Comme dans The Divide, un personnage sort de son antre, tue, revient, mange et baise. Ce sont des besoins primitifs, la question est : comment les assouvir au quotidien ? Vient un moment où le héros de Cold Skin appréhende son appétit sexuel mais d’un point de vue sentimental. Lui et la créature se comprennent, il voit qu’elle est douée d’intelligence. En anglais dans le dialogue, la créature passe de «it» à «she» lors d’un moment où elle se comporte comme un animal de compagnie, ça créé un trouble qui, je l’espère, n’est pas trop insistant. La nuance du dialogue se perd en français, ce que j’ai constaté en voyant le montage final sous-titré. Cette naissance des sentiments naît du développement du langage . Peu à peu, je voulais signifier que l’histoire de Cold Skin est celle d’une femme, pas d’un monstre.

Quand à la cour du roi Louis XVI, on amenait des pygmées en spectacle, c’était pareil, on venait exposer des êtres présentés comme des monstres. Notre perception de spectateur dans Cold Skin fait d’elle un monstre puis, si j’ai réussi mon coup, on la voit comme une femme et enfin une femme désirable. Nous humains, quand on débarque avec nos bateaux de guerre, la communication est impossible. Je n’ai d’ailleurs aucun mérite pour ce contexte de Première guerre mondiale, le parallèle était déjà présent dans le roman. Mon seul mérite à ce niveau est d’avoir respecté le livre.

Tu as beaucoup de romans, comme Je suis une légende de Richard Matheson, dont on a en fait jamais vu une véritable adaptation. Le bouquin est extraordinaire, il se rapproche de Cold Skin quelque part car tu développes de l’empathie pour les vampires au point de te demander si le héros, ce survivant, n’est pas le méchant. Et ça, jamais les américains n’en feront une version filmée honnête. La plupart des gens ont vu la version avec Will Smith qui est une catastrophe de ce point de vue. Une preuve de plus qu’on baigne dans une culture de marché industriel, de rendement, pas de cinéphilie.»

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Le personnage incarné par Ray Stevenson, à la fois menace et guide pour le jeune héros de Cold Skin dans ce lieu coupé du monde.

Au sujet des deux acteurs principaux

«J’avais travaillé avec Ray Stevenson sur la série Crossing Lines et je l’avais adoré dans Rome (série HBO scénarisée par John Milius – NDR). Quant à David Oakes, c’était mon choix numéro deux pour le rôle du prêtre dans The Crucifixion. Le personnage était censé être roumain, or Oakes ne faisait pas assez roumain donc j’ai directement pris un comédien natif de Roumanie. J’ai gardé David sous le coude pour une autre collaboration Et il se trouve que dans la vie, David est le personnage du météorologue de Cold Skin : il dessine, il compose des poèmes…

Il a d’ailleurs amené des idées poétiques sur le tournage, notamment pour la scène des barricades. On a pris ce poème de John Keats, When I have fear, une version romantique de la peur que l’on a inclus au dialogue. Le poème est tiré du recueil Lamia, du nom donné à la créature qui est l’ancêtre des sirènes. On cite donc du Keats dans Cold Skin, du William Blake aussi. Pour Keats, la référence n’est pas captée immédiatement en France. Le poème en soi fut un problème vis-à-vis des sous-titres et de la traduction, une fois encore.

Les américains, paradoxalement, trouvent ça trop romantique, trop français ! Mais c’est un truc que j’assume complètement, je trouve ça inattendu d’avoir de la poésie dans une scène de préparation militaire face à un état de siège. Ça fait écho à mon amour pour Corto Maltese, on ne voit plus ce genre de choses aujourd’hui, cette façon d’adoucir un passage important.

Le but est qu’on ressente l’enjeu comme le ressent le personnage et, à ce moment, le jeune héros de Cold Skin pense à ce poème pendant qu’il est en danger. Il se le répète car c’est sa seule manière de se défendre, il se nourrit de sa propre peur alors même qu’il est seul au bord du monde. La situation devient une métaphore de ce que Keats raconte. Cela fait sens car le sentiment du personnage n’est pas d’aller casser de la grenouille, d’aller massacrer ces êtres inconnus qui frappent à sa porte mais de survivre en restant fidèle à son éthique. A contrario, le personnage de Gruner est plutôt sur des citations de William Blake. Ce sont des trucs d’acteurs dont j’ai fait des outils de caractérisation.

Pour les détails, je ne sais pas si les gens captent mais le seul bouquin qu’emporte le héros joué par David Oakes est un Robert Stevenson. Et comme face à lui, il a un acteur nommé Ray Stevenson… (rires) C’était une blague sur le plateau. Tu vois aussi un exemplaire de L’enfer de Dante plongé dans les flammes. Autre détail, la photo de la femme du héros : c’est Aura Guerrido, l’actrice qui joue l’amphibienne ! Ce genre de petite chose n’est pas évidente mais je voulais que le spectateur achève la projection comme il sort d’un livre, avec l’envie d’y retourner afin d’apprécier des détails noyés dans la masse.»

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Xavier Gens dirige la comédienne Aura Guerrido sur le plateau de Cold Skin.

Au sujet du travail avec Aura Guerrido

«Elle a étudié tout ce qui est batraciens, amphibiens, chats et chiens pour créer sa gestuelle. Aura a fait un régime drastique de trois mois pour perdre quinze kilos, même si elle était déjà très fine – le maquillage rajoute une épaisseur sur le corps donc il faut être mince pour incarner un tel personnage. Niveau maquillage, elle en avait pour huit à neuf heures quotidiennes. Le tournage a duré 48 jours, donc c’était intense. Elle était là à 3h du mat’ à respirer les vapeurs des produits, sans se plaindre. Une fois, elle est passée par ces neuf heures de maquillage pour tourner le seul plan prévu au planning ce jour-là. 15 heures de boulot pour une image au total.

Il y a un truc que je ne dis pas, que tu peux éventuellement sentir : son visage est composé à 30% de CGI. On a grossi ses yeux à 15% en plus de les écarter, on a gommé toutes les lèvres. Je ne voulais pas tomber dans du full CGI, du coup on a fait la plupart des trucages en live. On le cite tout le temps mais The Thing n’a pas pris une ride grâce à ses effets de plateau. Ici, on a juste dû prendre une doublure pour un personnage secondaire de bébé amphibien.

Anecdote, cette doublure était tellement canon que David Oakes n’arrivait pas à jouer, ça le perturbait, il nous disait être censé être fasciné par un bébé alors qu’il a une femme sublime sous les yeux ! Je lui répondais « Vas y, concentre-toi ! ». On cherchait des gens qui avaient le bon gabarit et elle a débarqué. Toute l’équipe a d’autant plus halluciné que les mecs étaient dans les conditions même du film, là depuis quatre semaines, loin de leurs copines, donc ils étaient en chien de ouf ! (rires) Ça a créé un contraste assez drôle avec le contenu de la scène.»

Au sujet de ses activités comme producteur

«J’ai produit Hostile, un film de Mathieu Turi qui est en post prod’ puis un documentaire d’un plasticien, Pierre Bismuth, qui s’appelle Where is Rocky II ? et qui parle d’un faux rocher caché par un artiste en plein désert de Mojave dans les années 1970. Pierre a engagé un détective privé pour enquêter là-dessus, trente ans après. On le voit interviewer des gens au milieu de nulle part, il y a un côté gonzo très amusant. Je vais aussi produire un film qui parle des femmes dans l’Algérie des années 1990, pendant la décennie noire. Une œuvre engagée donc, mais il me semble important de se diversifier.»

Au sujet de Frontière(s) et de ses projets futurs

«Frontière(s) est assez adolescent, je faisais des films avec mes potes quand j’étais môme et Frontière(s) est la continuité de ça, de cet esprit où tu mets du sang partout !

Aujourd’hui, je suis en quête de sujets qui me motivent, j’ai envie de faire un film sur Robert Cappa et la guerre d’Espagne en collaboration avec un producteur local – le même que celui de Cold Skin. J’en reviens encore à ce pays car il y a une vraie liberté créatrice là-bas, or je souhaite composer un grand drame historique passionné sur la guerre et la photographie. Si tout va bien, on aura Oscar Isaac et Alicia Vikander au casting et on tournera entre l’Espagne et Paris.

Mais comme pour Vanikoro, c’est en cours d’écriture, les choses peuvent évoluer. Là, le but est d’aller trouver des comédiens, il nous faut une femme qui ressemble à Gerda Taro et un mec qui ressemble à Robert Cappa. Comme les producteurs ont bossé avec Oscar Isaac, la porte est ouverte mais rien n’est fait. On a un beau sujet, dense, donc les choses prennent du temps.

J’ai eu beaucoup de liberté sur Frontière(s), The Divide et Cold Skin, presque aucune sur Hitman. Mon objectif est avant tout de raconter la meilleure histoire possible. Après, si on me propose un autre gros film américain dont le sujet peut me faire tripper, l’expérience humaine est à prendre mais ce n’est définitivement pas la même approche.

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Frontière(s), premier long-métrage de Xavier Gens, sorti en 2008.

Ma position fait que je suis très sollicité, on m’envoie beaucoup de trucs et je lis beaucoup de merdes ! Dans The Crucifixion, j’ai perçu un ton, des idées qui m’ont plu, c’était donc un plaisir à faire, néanmoins je n’ai aucune idée de la façon dont les gens vont le recevoir. Certains adorent, d’autres détestent, ce n’est pas du tout Conjuring ou Annabelle alors que c’est vendu comme tel – ce qui est logique en termes marketing vu que les scénaristes ont justement bossé sur Annabelle. Par contre, The Crucifixion n’est pas produit par Blumhouse, en conséquence le film est majoritairement vendu sur le nom des scénaristes, par sur d’autres titres du catalogue de Jason Blum. The Crucifixion est un long-métrage à thèse sur la religion avec, en fond, un exorcisme. Le truc, c’est qu’ils ont essayé de le rendre plus commercial, ce qui me gâche un peu le plaisir mais le film est bizarre, il a une facture bien à lui, donc pas de quoi être amer.»

Au sujet de l’avenir du film de genre en France

«Voilà dix ans que je fais des films et qu’on me pose la question : «Est-ce que tu penses qu’il y a un avenir pour le film de genre français ?». Ca signifie bien que depuis dix ans, il y a un avenir ! Depuis le début du millénaire, on a vu des choses aussi étranges que Trouble Every Day, Dans ma peau, Martyrs, puis Grave cette année. Ce système du marché indépendant aide à faire des films.

The Secret de Pascal Laugier, produit par SND et M6, a été tourné en anglais, hors de France, avec des acteurs américains. Pourtant, c’est un film plus français que ne l’est Un Long dimanche de fiançailles par exemple, qui lui a été coproduit avec des fonds américains. C’est une nuance, mais une nuance de taille, d’ailleurs ça avait fait scandale à l’époque que le film de Jeunet ne soit pas considéré comme un film français. Il l’est par la langue, le casting, une bonne partie de l’équipe mais c’est surtout l’argent de Warner qui a financé tout ça. Et Cold Skin est à moitié français !

Si on arrivait à faire un [REC] en France, ça ouvrirait de nouvelles portes. Faire un film de genre ici est très aléatoire. Il y en aura 5 sur 200, mais il y en aura ! Même si les oreilles sont peu attentives, ce n’est pas mort.

Quant à la nationalité réelle des œuvres, dans ma filmo, The Divide n’est pas un film américain, Hitman si mais produit par Besson. Les Français Alexandre Aja et Louis Leterrier ont fait des films purement américains. Jeunet aussi avec le quatrième Alien. Un Français qui a vraiment bossé pour les américains, c’est Jeannot Szwarck, le type qui a réalisé Les Dents de la mer 2 et Supergirl. Jean-François Richet aussi avec le remake de Assaut puis Blood Father. Les films indépendants ont plusieurs nationalités, il peuvent être fanco-belges, franco-canadiens… Sur Cold Skin, tu as un réalisateur français, l’équipe technique est espagnole, l’argent vient de ces deux pays mais on en a aussi cherché en Islande, on a tourné aux îles Canaries, on a une actrice espagnole, un acteur anglais, un autre irlandais…

C’est très dur de définir la nationalité d’un film mais ceux qui sont purement américains sont avant tout les films de studios. The Witch qui est sorti en 2016, c’est purement anglais sur le fond mais né de financements aux origines diverses, il y a plein de possibilités pour monter un film. Pour Cold Skin, ce métissage financier fut une solution.»

Propos recueillis par Guillaume Banniard lors d’un entretien également mené par Aurélien Zimmermann (Shadowz) et Lucas Nunes (Le Film Jeune Lyonnais)

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4 réflexions sur “Xavier Gens, réalisateur de Cold Skin

  1. j’ai beaucoup aimé le film Cold Skin même si je trouve que le personnage aurait du comprendre plus rapidement que son partenaire était dans l’erreur de ses actes sanglants, de même que j’ai été un peu déçu de pas en avoir apris suffisament sur les créatures et sur leurs mode de vies, après avoir vu la fin je me demandais si une suite serait à venir car c’est une ouverture interéssente à saisir, merci au réalisateurs d’avoir fait un film original ou les apparences sont trompeurses…

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    1. On est ravi que le film trouve peu à peu son public, merci pour ce retour ! Aucune suite n’est prévue à notre connaissance mais on apprécie plutôt le mystère qui émane des créatures, le récit se concentre sur les rapports d’une seule d’entre elles avec nous, humains. Mais bref, on est super content de lire ça malgré vos réserves, et on espère que le projet Vanikoro finira par voir le jour !

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